mercredi 31 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 19/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

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Agenda d’Onésime Malouin, coopérateur de Brest

 

            Lingeri 3 fructôse, forteresse de Salouis

            2h03

Je ne trouve pas le sommeil mais ça ne fait rien : les nuits blanches portent conseil.

 

2h14

Maintenant que je sais que Saul est peut-être partout, j’ai exigé qu’on attrape dans ma chambre tous les moucherons, moustiques et autres saletés.

Quand je pense à Phyllias qui allait me faire un dithyrambe sur Saul ! Mais oui ! Pourquoi ne pas le canoniser, ce saint ? Le canoniser à grands coups de canons en fonte, oui.

Moi, j’aime écraser les mouches avec des boulets.

 

2h35

On vient de m’apprendre qu’un lot d’explosifs manque dans une de nos fabriques. J’espère que c’est une erreur d’inventaire. D’autant que la quantité de poudre volée serait très importante.

 

3h03

Quelque chose me préoccupe : maintenant que nous avons la certitude que Saul rampe comme un cloporte, il s’agirait d’en amasser suffisamment pour les remettre à la forêt. Il faut donner satisfaction aux anciens vecteurs. Il ne faut plus chercher à comprendre. Car à devenir blatte ou ronce, je choisis les ronces. Saul est toujours en train de se mettre dans mes pattes, ou c’est plutôt ses mille-pattes qu’il met en travers de mes jambes.

 

3h33

Surtout, ne rien dire à la population au sujet de la contamination du vecteur. Ne rien dire non plus sur Saul, comme si on ne l’avait jamais retrouvé, ce qui n’est d’ailleurs pas faux. Aucune communication.

 

4h06

Je compte offrir à la forêt le bocal contenant les restes vivants de Saul trouvés dans le cimetière. Il faut nous débarrasser de ces bestioles et les donner en offrande à la forêt. J’espère que ça lui suffira. Même si on ne peut pas s’en faire une alliée (c’est du moins ce que disent les vecteurs) elle saura peut-être me débarrasser de tous les gêneurs de Samartin. La construction des remparts extérieurs est abandonnée, elle devrait facilement s’y engouffrer à présent.

Si elle est capable de mettre le feu à un cimetière, elle doit pouvoir réduire en cendres tout un quartier.

Ce qu’il faut, c’est qu’elle soit de notre côté, consciente ou non de l’être.

 

            4h57

Bill Kerreizh m’apprend qu’une attaque des Guérinois est imminente. Peut-être dès l’aube.

D’après nos indicateurs, une masse sombre et non identifiée manœuvre dans les rues de Samartin. Il pourrait s’agir d’un navire d’un genre inconnu, probablement pirate, aux mains des rebelles. D’après Kerreizh, il est suffisamment petit pour se faufiler entre les immeubles inondés, mais suffisamment imposant pour aborder les remparts de Salouis.

 

5h02

Par mesure de précaution, j’ai demandé à évacuer toute la population de Salouis dans la forteresse. S’ils envahissent notre quartier, ils le trouveront vide et nous pourrons les encercler de l’intérieur par les remparts.

Dans un même mouvement, j’ai demandé à mes hommes de se tenir prêts à la moindre intrusion.


5h31

A part la garde, tout le monde est à l’abri derrière nos murs, nos fossés et nos tours. Tous les ponts sont escamotés. Normalement, nous n’avons rien à craindre de la prochaine attaque. Le noyau de la ville est incassable. La forteresse est imprenable.

Tous mes soldats sont sur le pied de guerre.

 

5h35

Si jamais les choses se compliquent, la nourriture pourrait venir à nous manquer. Il faudra veiller sur les stocks et nous rationner.

Ce que je crains le plus, c’est la destruction de nos usines et de nos fabriques. Je viens de demander le renforcement de la surveillance. Armer chaque veilleur de nuit.

 

5h46

Me méfier de Bill Kerreizh. Il en sait aussi long que moi à présent.

Songer à le liquider s’il le faut, mais dans un premier temps endormir sa méfiance en lui proposant le nouveau poste vacant de chef de la sûreté. Il a paru surpris d’apprendre que j’allais devoir me séparer de Diogène Savète.

Il a bien sûr accepté.

Il a pris illico le commandement de la milice et reste en faction devant les portes Liberté.

 

            6h07

Balancé Diogène dans l’aérostat avec Pol Otenn afin qu’ils aillent porter les échantillons d’insectes à la forêt. Si ces deux-là essayent seulement de revenir vers la ville, je leur ai spécifié que je leur tirerais personnellement dessus.

Pas question de s’approcher des arbres. Je ne veux pas prendre le risque de ressembler à nos vecteurs. D’autres choses m’attendent ici. Et puis Diogène étant l’ex-chef de la sûreté, il lui revenait d’enrayer lui-même cette vague verte. Même si les voies de la forêt sont impénétrables et qu’on ne peut pas discuter avec elle, je compte sur les talents de diplomate de M. Savète. Quant à notre aéronaute, il trouvera bien une clairière où se poser.

Si la population apprend le petit sacrifice que j’ai fait de Diogène, je pourrai toujours arguer qu’il a voulu partir en héros. Si ça marche, je veux dire si la forêt se calme après cet appât d’insectes, tout pourrait tourner à mon avantage. De toute façon, le peuple de Salouis est trop content de se trouver du bon côté des murailles pour mettre ma parole en doute.

 

6h28

            Entendu l’explosion. Les portes Liberté ont volé. Beaucoup de morts.

Je me suis enfermé dans la tour César.

Enfilé un heaume et pleuré de rage.

dimanche 28 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 18/21

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Fiches d’Onciale Coudol, bibliothécaire et linguiste

 

Décence 2 fructôse, sur le toit de la bibliothèque, au coucher du soleil

La vérité se dévoile : dans le malheur, les livres sont loin.

Tout est perdu ou presque. Je n’ai qu’à m’agripper à ma mémoire, à tous les fantômes de livres qui me hantent. Ce qui me reste de mes lectures est informe et déformé. Je suis une femme pleine d’impressions et de savoirs vagues. C’est comme pour les gens : les souvenirs ne suffisent pas, il faut les fréquenter pour en garder une image nette.

Les textes essentiels ont disparu, ainsi que leurs copies. Les gazettes et les journaux surnagent en salle de lecture. Je ne peux pas quitter le toit de la bibliothèque, les escaliers sont encore sous l’eau.

Je suis seule, avec tous les livres, à être restée dans les eaux grises de l’inondation. Tout le monde a choisi son camp, moi, je suis restée avec le papier.

Je n’ai fait aucun signe. Je n’ai pas allumé de feu pour être vue des équipes de sauvetage. J’attends. J’attends qu’ils se souviennent qu’à Brest, autrefois, il y avait une bibliothèque. C’est par orgueil que je suis restée. C’est aussi pour nourrir ma colère. Je n’en reviens pas qu’on ait oublié de sauver les livres. Je n’ose pas songer aux archives de la ville. Ça doit être encore pire.

Brest est sous les eaux et tous les rats quittent le navire, sauf moi, naturellement, le rat de bibliothèque.

Au début de l’inondation, j’ai sauvé les volumes que j’ai pu porter à bout de bras sur le toit. J’en prenais par dizaine, au hasard sur les rayons, car une mère ne choisit pas les enfants qu’elle va sauver pendant un incendie, elle les sauve tous ou périt avec eux. Cela dit je ne me suis pas noyée, et je ne les ai pas tous sauvés. Je n’ai pas non plus aidé à évacuer l’hôpital. J’aperçois les dernières embarcations en partance pour Salouis avec les malades et les derniers soignants.

Malgré tout mon amour des livres, vous savez ce que j’ai sauvé en premier quand les premières vagues du déluge se sont écrasées sur la verrière de la bibliothèque ? Ma peau, et ce carnet.

Heureusement que je sais un certain nombre d’ouvrages par cœur et quantité de langues et de dialectes… La mémoire des Hommes doit redouter que j’attrape une méningite.

Je crois que je vais rester ici. Je préfère ça à l’obligation de choisir un camp. Cette guerre ne me regarde pas. Il ne sera pas dit que la bibliothécaire, ce capitaine de la lecture, n’a pas coulé avec ses livres.

           Dans le silence nocturne et lourd de la ville évacuée, je m’aperçois, maintenant qu’elle a disparu, que ma bibliothèque était bien vivante et sonore. Chaque jour j’entendais les feuillets qu’on tourne, les brefs grincements de chaise, les gommes qu’on frotte et qu’on repose, les soupirs des lecteurs au travail et leur toux étouffée, les reniflements, les pieds qui tapent contre les pieds de table, les mots chuchotés entre les rayonnages. Comme j’aimais alors battre la mesure de cet orchestre à l’aide de mon tampon encreur sur les pages de garde des livres ! Tout ce ramage silencieux de besogne intellectuelle va me manquer.

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mercredi 24 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 17/21

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Journal intime d’Héloïse Essoine, médérinaire

 

Décence 2 fructôse, fin d’après-midi

            Journée atroce. On m’arrache d’abord à mon hospice qui sombre dans l’inondation, pour m’infliger, une énième fois, une reconnaissance de corps, cette fois-ci dans la forteresse de Salouis. J’ai beau me débattre dans l’eau qui me monte jusqu’aux cuisses, et expliquer à mes ravisseurs que l’évacuation de Morblanche et l’aide à porter aux malades ne peuvent pas attendre, ils m’embarquent sur le champ. Une fois sur place, on me demande de but en blanc si le contenu d’un coffre qu’on me tend n’appartenait pas à Saul. C’est une concrétion blanche, cylindrique, avec des ouvertures tout autour. Son allure étrange lui donne l’air d’avoir passé des années sous la mer ou dans l’espace.

Cet objet, même amoché, me rappelle quelque chose. Mon regard s’embue.

    Selon vous, s’agit-il des restes vivants de Saul ? demande Onésime.

    Des quoi ?

  Est-ce le corps de Saul ? Le vecteur principal m’a assuré que l’ancien bourgmestre est dans la ville sous la forme de restes vivants.

Les membres du conseil accusent le coup et se regardent en silence, l’air de dire « tu y comprends quelque chose, toi ? » Onésime reprend la parole :

    Vous paraissez émue devant cet objet retrouvé sous la terre. Dites-nous pourquoi.

    C’est un cadeau que je lui ai offert il y a longtemps. Je ne m’attendais pas à le revoir, et surtout dans cet état.

    Drôle de cadeau.

  Pas vraiment. C’est un manège miniature, ou plutôt c’était un manège. Vous voyez, quand on gratte un peu la croûte tout autour, on commence à voir les chevaux et les barres auxquelles ils sont suspendus. On voit même apparaître les frises et les panneaux décoratifs du carrousel.

Le conseil reste incrédule et j’ai toujours les yeux rouges. Diogène dit de sa grosse voix :

    Vous pouvez la croire sur parole, Onésime. Pour l’avoir interrogée sans arrêt ces derniers mois, c’est bien la première fois que je la vois émue aux larmes. Il s’agit bien d’un artefact appartenant à Saul. Ses larmes ne trompent pas.

    Cet objet m’est adressé, en quelque sorte.

    Par Saul ?

    Oui.

Je me sens bête, à pleurer sur ce manège informe. Je pleure parce que c’est le premier signe de Saul depuis notre séparation. C’est un peu comme une bouteille à la mer. Tout ça me chamboule. La voix voilée, je dis :

    On dirait que quelque chose a vécu dedans. On dirait une sorte de nid.

            Phyllias, que je n’avais pas remarqué jusqu’alors, ajoute après m’avoir pris le manège des mains :

                C’est vrai. Ce manège a été colonisé par des insectes qui ont accumulé, autour de la maquette, des matières diverses comme de la boue, du sable et des brindilles. Ils ont l’air de s’être multipliés là-dedans. C’est un reste de fourmilière, ou de termitière, mais d’un genre nouveau.

Phyllias, en enlevant du manège la terre et cette matière qui ressemble à du papier mâché, nous montre les galeries et leurs réseaux de couloirs et de petites salles. Il y a même des œufs, des cadavres d’insectes et quelques larves minuscules. Il demande l’autorisation de garder l’ensemble pour ses analyses. Onésime acquiesce.

Ce nid, est-ce une dégradation volontaire de mon cadeau ou, au contraire, une sorte d’hommage à notre ancien amour ? Comment savoir ? C’est dans un manège que nous nous sommes embrassés la première fois.

J’ai les doigts sales et poudreux. Je suis ailleurs, assaillie par les souvenirs et les émotions. Je ne m’étais pas rendu compte que Saul avait emporté mon premier cadeau. Je pensais qu’il était parti sans rien. Onésime reprend la parole :

   Ce qu’il faut en conclure, c’est que les insectes et Saul sont liés à ce manège. J’irai même jusqu’à dire que Saul Acedia et cet essaim d’insectes ne font qu’un, qu’ils sont précisément ces restes vivants que nous recherchons. Oui ? Vous voulez ajouter quelque chose, Phyllias ?

    Je partage votre hypothèse, cela expliquerait pourquoi le chien d’Acedia s’est précipité dans les sous-sols pendant l’incendie. Il a dû le reconnaître à l’odorat malgré sa métamorphose.

    Reste à savoir jusqu’où Saul, si je puis dire, s’étend. Ce manège n’est sûrement qu’une partie de son empire souterrain. D’ailleurs, nous ne savons pas où se trouve son chien ni vers qui, ou vers quoi, il s’est précipité en descendant sous terre. L’inondation a-t-elle causé des dégâts dans cette fourmilière ? Sans doute, mais nous n’en savons rien.

Silence du conseil. Certains ont les mains jointes sur la bouche, comme en prière, d’autres se massent le front marqué de rides anxieuses. Onésime reprend la parole.

    Qu’en pensez-vous, Mme Essoine ? Vous qui avez connu Saul, cette transformation vous surprend-elle ?

  Oui… Non… Je ne sais pas. Comme je l’ai dit et redit à M. Savète, plus rien ne m’étonne. Dans les derniers temps de notre relation, juste avant son départ, Saul me disait souvent, d’un air mystérieux : « je me sens en pièces. » Pour le reste, ça me dépasse, comme vous.

Phyllias se lève et dit :

— Pour avoir passé un peu de temps à l’église Samartin, quelque chose m’est venu à l’esprit en parcourant des textes liturgiques. Ils racontent qu’il y eut des miracles et que des saints se changèrent en animaux. Ça contrarie mon esprit scientifique et ma raison, mais on peut imaginer que Saul, reclus en ermite, se serait changé, non pas en un seul insecte, mais en des millions. On dit bien que sa sagesse était grande et que c’était un être extraordinaire, n’est-ce pas ?

Tous les regards convergent sur le coopérateur. Cet éloge de son rival le fait manifestement bouillir.

Paradoxalement, ce que dit Phyllias tombe sous le sens. Saul n’était pas un homme comme les autres. Dès le début de notre relation, son comportement étrange et grégaire me déplaisait. Je n’appréciais pas son rapport fusionnel avec les Brestois, qu’il appelait d’ailleurs « sa fourmilière ». De là à concevoir qu’il s’est changé en milliers d’insectes... C’est dur à dire, mais je préfère croire qu’il est mort.

Ce sont des grincements, à peine perceptibles, qui me sortent de ma rêverie. Apparemment, je suis la seule à les entendre ; les autres discutent. En prêtant l’oreille, ça ressemble à des stridulations. Ça provient du bocal d’insectes sur la table basse. « Courage, courage… courage, courage… Courage, courage…» semblent me dire les bestioles en grinçant des pattes et des mandibules.

A l’issue du conseil, on me raccompagne dans une barque à l’hôpital Morblanche. L’évacuation du personnel soignant, du matériel et des malades est pratiquement terminée mais il y a encore des blessés non transportables en demande de soins.

Jusqu’au soir, je me répands dans le malheur des autres pour oublier les miens. Je panse, je couds les plaies, je prends la température, je fais des plâtres avec ce que je trouve dans les placards et les armoires à pharmacie restants. Je pense à Saul. Je soigne sans y penser, par habitude. Pour les autres, je me dissous dans ma tâche. Sans compassion, le regard vide, je m’active. Pour ne pas pleurer, par pur égoïsme, j’ai besoin d’exercer mon métier. Dans mon délire, tous ces estropiés qui se tordent de douleur, tous ces malades et ces fiévreux, ne souffrent pas autant que moi. J’ai faim de blessures, j’accapare tous les maux. Il m’en faut pour donner de la chair et du sang à mon mal. Je vole contusions, bleus, os brisés, visages éborgnés, membres démis, fractures et brûlures. Mon avidité, pleine de dévouement, surprend malades et collègues.

Avec la fatigue et la tension nerveuse, des points noirs et rouges passent devant mes yeux, des mouches imaginaires bourdonnent à mes oreilles. Je me gratte. Mon corps me démange. L’angoisse monte.

Je me répète : « Malades, dites-vous bien que vous êtes chanceux d’avoir un corps, même souffrant. Vous cherchez la santé, goinfres que vous êtes ! Ah ! Si je n’avais pas tant de blessés à soigner, c’est moi qu’il faudrait compter parmi les morts et les disparus ! »

Je m’en veux d’avoir abandonné Saul à son sort. Ce qu’on a vécu, c’est inénarrable. Et maintenant Saul est vivant, tout autre, là, peut-être autour de moi. Qui sait ?

J’essaye de me calmer. Les légers troubles visuels ont disparu, mais je me sens malheureuse. Avant de quitter les lieux, je prends l’air à la fenêtre de ma chambre, près des dortoirs.

Il fait un temps de gros nuages tout bleus. Hirsute, la forêt s’en contrefiche. On vient me chercher pour gagner Salouis à la rame.

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lundi 22 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 16/21

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Feuillets de Phyllias Nomic

 

            Décence 2 fructôse, forteresse de Salouis

            Evidemment, la milice urbaine d’Onésime est venue me surprendre en pleine nuit dans l’église de Samartin. Ils n’y sont pas allés de main morte en me sonnant les cloches en pleine tête et à toute volée.

J’ai depuis des acouphènes terribles.

            Après m’avoir fait les poches, ils m’ont enfermé dans la grosse tour Madeleine de la forteresse Salouis. Ils ont trouvé dans ma poche quelques papiers mais surtout des insectes dissimulés dans les revers de mon pantalon. D’après les livres d’entomologie feuilletés dans l’église, ce sont des vrillettes, des charançons et des termites.

            C’est seulement vers 11h00 du matin qu’on m’a escorté jusqu’à la salle d’audience du donjon pour que je donne ma version des faits devant le conseil de la coopérative brestoise. Assis sur une chaise, Diogène venait tout juste de passer son interrogatoire. Son air flegmatique, sa silhouette massive et droite, ses moustaches en clé de voûte et son air solennel ne pouvaient que me donner du courage et, après mon séjour en cellule, j’en avais bien besoin.

J’étais très impressionné, je n’avais jamais mis les pieds dans la forteresse. Impossible de faire abstraction de ses murs immenses et de ses fenêtres avares en lumière.

Quel lieu écrasant.

En comparaison, tout paraissait petit, même le conseil. On aurait dit une bête réunion de formalité. Le personnel était habillé sans recherche. Je m’attendais à plus d’apparat, mais il faut croire que la coopérative cherche avant tout à ressembler au peuple. Belle hypocrisie ! Tout ça pour dire que l’interrogatoire, j’avais surtout l’impression de le passer en tête à tête avec le château plutôt qu’avec le personnel. Au fond, je me sentais comme un graffiti sur un monument historique.

Onésime était étendu dans un fauteuil, les pieds sur une table basse en sapin. Cette posture faussement désinvolte ne trompait personne : sec, maussade, les traits tirés, c’était un vrai paquet de nerfs. Avec son regard impérieux et son agenda dans lequel il écrivait frénétiquement, le coopérateur de Brest m’était franchement antipathique. A côté de lui, très discrets, ses administrés disparaissaient dans des fauteuils en rotin, à l’exception du boisilleur en chef qui se trouvait debout dans le fond de la salle.

J’essayais d’expédier ce que j’avais à dire mais on me faisait répéter sans arrêt. Je me décomposais à vue d’œil. La fraîcheur des pierres me glaçait. Onésime, plein de mépris, paraissait ailleurs. Il devait déjà savoir ce que je racontais. J’étais défait.

Heureusement, Diogène m’encourageait du regard.

            Ils m’ont demandé, encore et encore, ce que je faisais jouteri soir. Je leur ai parlé de ma dissection du corps du vecteur dans le cimetière. Ils m’ont demandé pourquoi j’étais certain que c’était Randernog. Je leur ai dit de retirer la grosse bague que j’avais au doigt. Ils ont pu se rendre compte que c’était une vectorielle en argent, avec les initiales du porteur, dérobée sur le corps mi-homme mi-plante. Ils m’ont semblé convaincus.

            Un larbin d’Onésime a lu devant tout le conseil mon rapport, celui que j’avais envoyé à Diogène, mais en buttant sur chaque mot que j’avais pourtant écrit correctement :

 

« Membres adventifs sur tout le tronc de l’individu.

Bourgeons floraux et bulbilles sur les tempes et jusqu’à l’arrière du crâne.

Bractées sur le pourtour du col.

Pustules résineuses sous la peau.

épiderme craquelé - à écailleux - dans certaines régions du corps avec présence de nombreuses lenticelles.

Toute la mâchoire, après ouverture, est entièrement épineuse.

Cage thoracique nervurée.

Mains et pieds entièrement peltés et dépourvus de doigt ou d’orteil.

Oreilles pétaloïdes.

L’extraction du cœur a révélé un organe endommagé de forme tuberculeuse .

La circulation du sang, très épais, ne se fait plus par pulsation cardiaque mais par capillarité des vaisseaux rendus fibreux par le mal.

Nombreux rhizomes intestinaux.

Poumons racinaires dans les lobes inferieurs et branchus dans les lobes supérieurs.

-        Conclusion : Il s’agit du vecteur Randernog décédé  d’une constriction a la gorge due a la propagation végétative et fulgurante d’un mal inconnu provoquant l’étouffement des tissus respiratoires. »

 

            C’est vrai qu’il y a beaucoup de mots compliqués. Pour vulgariser mon propos, j’ai dû leur expliquer que la gorge était noueuse et quasiment obstruée par des poumons bourrés de racines et de bronches ressemblant à s’y méprendre à des branches. Ils m’ont demandé de confirmer que l’origine de l’incendie était bien due à une pluie de pollen. J’ai dit oui. Après, ils ont voulu savoir ce qui a permis d’éteindre le feu de Samartin. Des insectes, j’ai répondu. Ils m’ont demandé si je savais comment les insectes s’y prenaient pour éteindre un incendie. J’ai répondu que ça n’était pas un incendie comme les autres. Que ça ressemblait plutôt à une croissance de plantes en accéléré et que ces bestioles s’étaient visiblement chargées de les dévorer. Les insectes que j’avais cachés dans l’ourlet de mon pantalon sont passés de main en main. On les comparait avec ceux prélevés sur le site et enfermés dans un bocal. C’étaient bien entendu les mêmes. Après, ils ont voulu savoir si on pouvait en élever pour combattre la forêt, voire les utiliser contre les Guérinois. Prudent, j’ai répondu qu’on pouvait toujours essayer mais qu’une grande partie avait dû périr noyée, et qu’en plus ces insectes étaient a priori inoffensifs pour les hommes. Ils ont paru déçus. Puis le conseil a délibéré.

            J’étais dans tous mes états, mais après quelques minutes de délibération, le verdict est tombé. Si je m’y attendais !

« Votre savoir sur les plantes et les insectes nous est précieux. Voulez-vous prendre le grade de vecteur ? » m’a demandé Onésime. Abasourdi, j’ai bredouillé que je devais réfléchir, ce qui voulait dire oui. On m’a rendu ma vectorielle volée et on m’a dit de prendre un siège. Je me suis installé près de Diogène.

Je prenais peu à peu conscience de ce que cet honneur signifiait. J’allais non seulement pouvoir mener à bien mes recherches, mais j’avais enfin le grade insigne de vecteur. Celui que j’enviais depuis si longtemps. Moyennant une surveillance, à cause de mon appartenance à Samartin, j’avais maintenant tous les droits. Dorénavant, je serai un homme important de Salouis.

Peu de temps après, des gardes ont apporté ce qui ressemblait à un grand coffre et me l’ont ouvert sous le nez. « Voilà ce qu’on a retrouvé dans les souterrains du cimetière, a dit le bras droit d’Onésime, pour l’instant c’est confidentiel. » On m’a demandé si j’avais une idée de ce que ça pouvait être. On aurait dit du corail blanchi, mais avec plein de trous dedans, comme une sorte de termitière, ou de nid, ou de ruche. Tel que c’était disposé dans le coffre, ça pouvait aussi ressembler, très vaguement, à une cage surmontée d’un chapiteau. Enfin ça ne ressemblait à rien de connu. « Vraiment, je ne sais pas quoi vous dire », j’ai répondu. Ils m’ont demandé si ça ne ressemblait pas au cadavre du Randernog que j’avais autopsié. J’ai dit « pas du tout » et je me suis demandé s’ils m’avaient vraiment écouté jusque là.

« On l’a trouvé dans une sorte de crypte ou de terrier, sous le cimetière Samartin, là où sont sortis les insectes. Il en restait d’ailleurs beaucoup qui grouillaient autour de cette chose. On ne voyait pas bien avec nos torches. Tout autour, c’était un vrai dédale et on a mis le temps avant de revenir à la surface » a dit l’un des sous-fifres.

Onésime a claqué dans ses doigts et Héloïse Essoine est entrée dans la salle, prise entre deux gardes. « On va enfin savoir », a-t-il dit, « si ça a un rapport, de près ou de loin, avec Saul Acedia. »

A cause des épreuves qu’elle devait surmonter à l’hôpital, un peu de sa beauté s’était évanouie, mais il restait sa grâce brutale et fière. La fatigue ne faisait pas que marquer son visage, elle soulignait aussi la beauté de ses traits.

Quand on lui a présenté le contenu du coffre, elle s’est écriée :

    Quoi, encore ?! Qu’est-ce que c’est ?

 En voyant Diogène du côté des inculpés, elle a pouffé :

    Vous ? ici ?

Par égard pour Héloïse, je ne préfère pas raconter la suite de son entretien pénible avec le conseil.

mercredi 17 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 15/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

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Calepin de Jeannie Negadel, gargotière

 

            Saineri premier fructôse, sur les remparts, fin de journée

            Comme dit le dicton : « Qui s’impose un premier fructôse, et tout le mois lui sera rose. » Tu parles ! Je me souviendrai de ce jouteri, et même du vanneri qui a suivi et qui était aussi fou.

Après la répression sanglante, je suis partie bille en tête avec les autres me mettre à l’abri pendant que l’incendie faisait rage, au loin, dans le cimetière Samartin. Il était tard quand nous avons investi le chemin de ronde.

Je ne les avais jamais vus d’aussi près, les remparts. Ils sont hauts, ils sont massifs, mais ce n’est pas du Vauban, ils font même un peu « bricolage ». Moi, à la place de la forêt, je ne m’en ferais pas trop.

Avec les becs de gaz, plus tous les flambeaux des rescapés qui arrivaient par vagues, on y voyait de mieux en mieux. Ça a bardé un peu au début parce que les gardes ne se laissaient pas faire. Bien mal leur en a pris, car nous étions plus qu’échauffés pour la bagarre. Les plus dociles ont baissé les armes et se sont fondus dans le groupe des insurgés, d’autres ont résisté en vain. Ils reposent dans les douves. Quant aux forces de l’ordre encore à nos trousses, il a bien fallu qu’ils nous lâchent la grappe pour rappliquer au cimetière et aider leurs copains. On a ensuite déblayé le chemin de ronde pour s’y installer. Au bout d’une heure tout était propre et la pluie de pollen faiblissait. L’anneau de pierre hérissé de pointes était à nous. On encerclait la ville.

Malgré les morts, il y avait de la victoire dans l’air. Les remparts grouillaient de monde, et on ne pensait même plus à boire tellement on avait bu. Ça pleurait, ça criait, ça chantait. C’était une vraie soirée d’inauguration. Enfin, on jouissait de ces fortifications qui nous avaient tant coûté pendant des mois. Par un juste retour du sort, le fruit de ce travail d’esclave nous rendait libres.

Le lendemain matin, comme on devait purger les vannes, les Guérinois ont donné l’ordre de les ouvrir à fond. « Vous en faites pas, tout est prévu » semblaient-ils dire avec une mine autoritaire. Les gardes transfuges nous ont montré les manettes, les volants d’action et les leviers. On y a passé la matinée tant les commandes étaient grippées sur les écluses de la Penfeld. On passait les uns après les autres pour forcer les commandes.

Les larges clapets de fer cédaient peu à peu, laissant de l’eau pisser si fort que ça faisait de la brume. La rivière allait à vau-l’eau dans les rues. Je pensais que la flotte serait plus claire que ça. Elle était presque noire. On aurait dit de la terre soulevée par une explosion. La quantité d’eau était telle que ça ne faisait pas de vague, ça tombait d’un bloc sur la ville et ça la dévalait à la vitesse d’un glissement de terrain.

Rien à manger, rien à boire, mais le spectacle étanchait notre soif et calmait notre faim.

On fermentait en plein air, engoncés sur l’étroit chemin de ronde. On était maintenant en position de force. On tenait en respect l’intérieur de Brest.

J’ai passé la journée de vanneri à écouter la rumeur de cette cascade artificielle et à regarder les rues se changer en rivières et presque en fleuves. On restait accoudés aux créneaux, silencieux. La catastrophe était trop bruyante pour parler. La journée s’est passée comme ça. C’est long de remplir une ville.

En milieu d’après-midi, j’ai commencé à avoir sommeil. Je me suis trouvée un endroit au calme, vers l’ouest de la ville, loin des vannes. Les paysans de Recouvrance regardaient consternés leurs champs fichus. Moi, exténuée, je me suis allongée à l’intérieur d’une échauguette pour dormir jusqu’au lendemain. J’ai rêvé de tout un tas de choses étranges et décousues. Je devais être trop fatiguée pour rêver correctement. Les contusions, les bleus et les courbatures de la veille me faisaient souffrir. Les cloches de l’église Samartin m’ont réveillée. Elles sonnaient en pleine nuit, sans raison.

Donc, ce saineri matin, j’étais vaseuse.

Quand je me suis levée, j’ai vu par une meurtrière le bâteau-fort, le bâtiment flottant tout en rondins construits par les Guérinois. Sur l’eau sale de l’inondation, il pourchassait un ballon d’observation de Salouis. Les tirs étaient nourris. L’espion volant a pris la fuite, puis le bâteau-fort est venu mouiller non loin des remparts. Il doit attendre que le niveau d’eau soit suffisamment important pour accoster. D’après les ouï-dire, ce navire est le quartier général de la place Guérin. Je ne savais pas que l’ancien fortin était à ce point amphibie ! Il devient même offensif quand il est sur l’eau, et on m’a dit qu’il doit mener la mission « Capricorne ».

J’ai remarqué qu’entre camarades on se ressemble beaucoup : cheveux en bataille, yeux battus, habits bouffants. A suivre les idées des autres, on en prend immédiatement l’aspect. Ma voix ricane souvent et mes rictus se contractent pour un rien. Je me sens flegmatique et acide en dedans. Les remparts nous galvanisent. On sautillerait de malice si on avait la place pour le faire. On se sent tous investis d’une mission d’intérêt général. Ça nous démange, et d’ailleurs on se gratte beaucoup.

L’eau du barrage soulève un parfum de limon. Ça donne froid et faim, mais ça nous change de l’odeur de vase du large.

Devant ce déluge qui continue de s’abattre, on se prend tout d’un coup à se demander si, tout compte fait, notre colère est aussi grande que la catastrophe qu’on a produite. Ça nous fait vaciller un moment. L’explosion de joie nerveuse terminée, autant d’eau nous rend perplexes. Elle nous gâche notre plaisir. A la fin ça suffit. Rien de pire qu’une bêtise qu’on a commise et qui n’en finit plus. Je sais que certains ont essayé de refermer les vannes. Impossible. La pression est trop forte. D’autres ont essayé de combler les arrivées d’eau avec des pierres : elles ressortent pulvérisées. Y a rien à faire. Il faudrait d’abord rouvrir les écluses. Vu qu’on n’y connait rien, ça prendra un certain temps.

J’ai passé mon après-midi de saineri à noter tout ça, profitant du calme, à l’abri dans mon échauguette.

J’ai la dalle et je me dessèche. Je ne sais pas comment font les autres. En plus, je me sens désœuvrée, démunie, ne sachant plus quoi faire de mes dix doigts. Mon matériel de cuisine me manque et je songe à l’avenir, sourcils froncés. Je me dis : « les problèmes arrivent par grappes entières et c’est pas demain les vendanges. » 

 

            Dans la nuit, très tard

J’ai entendu des aboiements. Ça ne venait pas de Brest.

En jetant un œil du côté de la forêt, j’ai aperçu un peu au-delà des douves de la Penfeld les yeux dorés d’un chien.

Chapitre suivant

dimanche 14 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 14/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

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Carnet de Diogène Savète, chef de la sûreté

 

            Saineri premier fructôse, midi

            Finalement, la tour Azénor n’est pas si inconfortable que ça. Je me sens chez moi. D’ailleurs, mon ancien bureau se trouve à seulement cent mètres de ma cellule. Par les temps qui courent, avoir les pieds au sec et ne plus être responsable de quoi que ce soit, c’est plutôt un luxe. A mon avis, Onésime va au devant de graves ennuis. Il va tourner chèvre avant longtemps.

Pour l’instant, la prison me repose. On m’a même donné de quoi écrire pour que je puisse préparer mon audience de demain.

            Les agents d’Onésime ne vont pas comprendre grand-chose à la lettre que Phyllias m’a envoyée et qu’ils ont trouvée sur moi en me fouillant. La description méticuleuse d’un homme devenu arbre, ça peut surprendre. Et quand ils vont apprendre que le feu a pris au cimetière Samartin à cause de cet individu étrange, ils vont devoir me faire répéter une ou deux fois. Il va falloir amener ça tranquillement et avec beaucoup d’explications pour ne pas finir à Morblanche.

            D’après Phyllias c’était un vecteur, mais sous l’emprise de la forêt. Onésime va me reprocher de ne pas lui en avoir parlé, d’avoir agi dans son dos et créé un incendie. Qu’aurait-il fait à ma place ?

            A l’heure qu’il est, les sbires d’Onésime doivent prospecter dans les sous-sols de Samartin. Je me demande ce qu’ils vont y trouver.

J’ai tellement vu de choses jouteri soir que je ne sais plus par où commencer.

Reprenons depuis le début : je reçois jouteri en fin de journée une lettre de Phyllias m’indiquant le résultat étonnant de l’autopsie du vecteur. Là-dessus, j’enfile ma veste et je pars. Les cris dehors rendent Loulig nerveux. Depuis la disparition de Saul, son ancien maître, cet épagneul breton aboie pour un rien. Il a beau avoir la belle vie avec moi, à se réchauffer devant la cheminée du salon pendant les durs mois de frimas et de morôse, Loulig est toujours à cran. Saul doit lui manquer.

Bref, ce soir-là, je le prends avec moi, me disant qu’il pourrait me servir d’avertisseur en aboyant sur les fêtards qui se trouveraient sur ma route. Il faut nous rendre là-haut, jusqu’au cimetière Samartin, en triporteur, celui que j’ai fauché à Jeannie.

Arrivés sur place, ce n’est pas simple de trouver la petite maison de Phyllias sous le pollen qui n’en finit pas de pleuvoir. On s’aventure dans le carré 9 où, sur le pas-de-porte des maisonnettes en pierres tombales, les fumeurs de varech nous dévisagent, le nez tout jaune.

Nous le trouvons finalement devant chez lui, aux prises avec la dépouille de l’homme-arbre qui prend feu.

Quels phénomènes étranges se déroulent alors sous nos yeux ! Les diverses parties du corps, semblables à des buches, se couvrent de fleurs qui s’ouvrent puis se fanent à une vitesse prodigieuse. Des fruits se forment, grossissent puis tombent au sol en produisant de la fumée. Phyllias et moi les ramassons comme nous pouvons, mais il y en a beaucoup trop et les émanations de ces fruits deviennent bientôt des flammes. Enfin, des flammes pas ordinaires. Des sortes de plantes gazeuses. Oui, ce sont des plantes, mais on n’y voit que du feu. Les tiges, les branches, les feuilles bougent comme des milliers de chandelles en plein vent. Elles s’agitent partout, folles, dansantes, projetant autour d’elles d’étincelants pétales aussi brefs qu’une étincelle. Ça ne brûle pas la main, non, mais ça se répand tout autour de nous. Rapidement, on ne peut plus rien faire. Nous sommes déjà dans une jungle abondante d’arbrisseaux couleur d’or. C’est de la vie brûlante, inoffensive, qui pousse partout au milieu des tombes. Loulig, complètement fou, bondit tandis que nous essayons d’éteindre, au moyen de nos vestes, ces flammes qui poussent bien fichées dans le sol, parfaitement feuillues et pleines de flammèches volumineuses.

Du monde commence à s’attrouper à l’orée du feu. On discerne des silhouettes qui n’osent pas s’aventurer dans le bosquet ardent. Elles appellent au secours, elles crient au feu, et nous ne cuisons toujours pas. L’étrange combustion ne s’en prend qu’aux habitations de pierre qu’elle carbonise de ses racines bleu pâle trépidantes.

Nous sommes saisis par ce spectacle.

Autour de nous, le cimetière part en fumée, dans des volutes végétales. Les rameaux lumineux lèchent avec furie les toits des maisonnettes qui partent en broussailles et en futaies. Loulig aboie, mord les branches, gratte le sol carbonisé. Il est en rage, les babines noires retroussées, l’œil fou. Nous sommes entourés par des arbres de braises aux couleurs de l’Auver. Nos vêtements roussissent en se prenant dans les ronces et les lianes. Nos chaussures se consument dans une odeur d’humus et de terre retournée.

Alors que nous sommes cernés et que les branchages en feu nous griffent le visage, des points noirs grouillent à nos pieds et volètent bruyamment vers les arbres. Ces minuscules morceaux de charbon volatil s’abattent par millions sur l’incendie, s’agglutinent à la base bleue des troncs. Les souches, rongées au cœur, pétillent. Les arbres diminuent, fléchissent et dépérissent sous l’assaut. La forme fuselée du massif s’arrondit et la lueur de son feuillage pâlit.

Ces points noirs sont vivants. Il m’en vient même sur le corps et le visage.

Tout à l’heure irradiante, la verdure s’éteint sous les corps minuscules. Nous allons être libérés de cet étau de feu quand, à notre gauche, la forêt reprend de la vigueur et bondit de plus belle. « Ça vient des lances à eau des pompiers : l’eau fait croître les arbres ! » crie Phyllias. Le chien a disparu. « Où est Loulig ? » je crie. « Il a dû s’engouffrer là-dessous » dit Phyllias. « J’y vais, mais file. Si on nous arrête, on est cuit. Fais gaffe, je les connais. »

Visiblement, mon chien s’est faufilé sous une pierre tombale qui ne fermait qu’à moitié l’entrée d’un souterrain. C’est de ce trou sombre que sortent à gros bouillons les millions de bestioles noires. Je suis trop attaché à Loulig pour ne pas sauter dans cette cave dont l’intérieur tremblote de vie. Il fait nuit noire sous la terre mais les carapaces se renvoient dans tous les sens le reflet minuscule de la lune. Je crie « Loulig ! » en avançant comme je peux sur ces petites comètes noires qui partent s’écraser contre les arbres. Mes mains, aveugles, touchent ces étoiles sordides. Où suis-je ? Je finis par suffoquer dans ce trou, et je n’ai pas le flair de mon chien pour me guider dans ces ténèbres. Il faut remonter à la surface : Loulig est introuvable et je me fais du souci pour Phyllias.

De retour à l’air libre, la forêt incendiaire est rasée. Il n’y a plus que de la fumée qui buissonne d’élytres et d’antennes. La lumière de ces arbres en feu ne m’éclaire plus. Dans sa fuite, Phyllias a dû saboter les lances à incendie.

On m’arrête à genoux dans l’herbe en train d’observer l’un de ces insectes dévoreurs de feu doux. Et moi qui pensais ces invertébrés éteints depuis bien longtemps…

Phyllias et Loulig ont disparu. Dans le ciel, la constellation du Petit Chien court sur les dernières volutes de l’incendie.

mardi 9 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 13/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

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Notes de Pol Otenn, l’aéronaute


Saineri premier fructôse, au petit matin, ciel de Brest

    Jusqu’alors on pouvait me reprocher ma nette préférence pour le ciel de Brest à la ville entière. Aujourd’hui, n’importe qui, s’il en avait la possibilité, ferait comme moi et s’envolerait le temps d’une balade. Je n’ai même pas eu besoin d’en demander la permission à mon supérieur Diogène Savète qui, d’après Brest-éclair, est détenu dans la forteresse. Pauvre vieux. Je me demande ce qu’il a bien pu faire. Il n’est pas commode avec moi, mais je crois qu’il a bon fond.

    Quoiqu’il en soit, c’est un début d’étiver très réussi et un beau premier jour de fructôse. Le ciel est bleu roi par endroits et le soleil magnifique rend la grisaille de la ville fluorescente. Le vent chasse de petits nuages qui filent le dos rond. Il pourrait presque faire chaud si les bourrasques glaciales ne sévissaient pas autant. Elles emportent même des débuts de neige, des amorces de grêle qui fondent en volant à toute vitesse vers la mer. Les flocons me fouettent le visage et criblent le ballon avec furie. Malgré tout, j’ai des coups de soleil sur le nez déjà violacé par le froid et la sueur de mon front se verglace. Les conditions climatiques sont dures, mais je les préfère encore aux débordements d’en bas. L’inondation, c’est vraiment la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

    Les brûleurs crachotent dans mon aérostat. Mon ballon n’ira pas très haut ce matin. Ça vaut mieux, c’est plus prudent. Surtout que la milice n’est pas là, il n’y a donc personne pour me rembobiner en cas de danger.

    Vue d’en haut, depuis ma nacelle, Brest s’est changée en fontaine avec ses gros rebords en pierres de taille. Ce doit être dans la nature de cette ville d’être régulièrement rasée, reconstruite, fortifiée, brûlée puis noyée.

    Les jets d’eau de la place de la Liberté écopent la flotte stagnante par-dessus les remparts de Salouis. Il y a de beaux jeux de lumière dans la boue fluide qui retombe en panache de l’autre côté du mur.

    J’ai sous les yeux tous les états possibles du cycle de l’eau : la mer, la vapeur des nuages, la neige et Brest en nappe phréatique à ciel ouvert.

    Le trop plein du déluge s’échappe par les égouts et ressort en torrents jaunes par les souterrains qui débouchent en bas des grands murs de l’ancien port militaire.

    Il va sans dire que les jardins de la Penfeld et les champs de Recouvrance sont sous l’eau. Si le potager principal de Brest et ses vergers se changent en rizière, il y a de la disette dans l’air… Bon, nous avons encore des réserves dans les silos à grains, même s’ils ont retrouvé leur ancienne fonction de coque de bateau. Je les vois d’ici dériver gentiment.

    Grâce aux fortifications, il n’y a que Salouis d’épargnée par l’inondation. Sinon, tout Samartin imite la rade.

    J’aperçois sur le dessus des immeubles des familles entières. Les vapeurs de leurs cuisines improvisées ont remplacé les fumées blanches des cheminées sur les toits.

    Brest est délavée à grandes eaux.

    Les déchets flottent au milieu des rues bondées d’ordures insubmersibles.

    Miraculeusement épargnés par les catastrophes naturelles (à condition d’oublier, un peu vite, la forêt), il a tout de même fallu que les Brestois provoquent ce désastre écologique : un tsunami à l’envers ; l’eau douce dévastatrice jusqu’au rivage.

    Le monument aux morts (ceux des guerres qu’on ne compte plus, ceux des réfugiés climatiques qu’on compte encore) a des allures d’homme à la mer entouré de bouées de secours : couronnes mortuaires, gerbes de fleurs à la dérive.

    Les Guérinois ont fermé les écluses de la Penfeld pour concentrer le débit vers le barrage. L’eau mousse. Si les vannes avaient des turbines comme dans le temps, l’énergie produite serait considérable, mais c’est une tout autre électricité qui est dans l’air : les révolutionnaires tournent à plein régime sur le chemin de ronde. Pratiquement tout Brest est venu se masser sur ses murs. Pas pour finir la construction du mur d’enceinte, non, mais pour préparer la guerre civile. D’un coup, les remparts se retournent contre leur ville et tournent le dos à leur premier adversaire : la forêt.

    Dans le rose orangé de ce petit matin de fructôse, les remparts s’illuminent. Les torches s’effacent dans le jour naissant. Le vent moite assourdit les cris, les tambours et la colère. J’entends seulement, venues d’en bas, les trois syllabes de « liberté » scandées par les séparatistes et déformées par la distance, réverbérées par l’eau : « I-È-É ! I-È-É ! I-È-É ! »

    A l’est, la forêt s’est laissé pousser une lisière de trois jours.

    On me tire dessus. En plein dans la nacelle. D’où proviennent ces tirs ? Les reflets sur l’eau m’aveuglent. Je ne vois pas bien. Personne aux alentours, ça vient vraiment d’en bas.

    J’aperçois quelque chose de grand qui nage dans les rues, quelque chose qui se dissimule dans l’ombre portée du ballon.

    Foutons le camp !


dimanche 7 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 12/21

Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.


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Agenda d’Onésime Malouin, coopérateur de Brest


    Vanneri 31 jovial, château de Ker Stears

    12h32

    La situation se dégrade.
    Je me suis enfermé dans mon bureau.
    J’ai dans la bouche un goût de viscère froid.
 

    13h46

    J’ai le visage luisant, rouge de soucis. Je ne tiens pas en place, il faut que je trouve une solution.


    14h13

    Quand je pense que je me tue pour tous ces ingrats, ça me donne envie de dire amen à la forêt.
Seulement, je n’ai pas envie de ressembler aux vecteurs.

    Je me souviens quand ils partirent tous les sept. Ils étaient superbes avec leurs armures en bois tourné, leurs tuniques de plastalgue blanchis à la chaux de goëmon et tout parfumés d’eau de fleur d’oranger des jardins de la Penfeld. Ils remontèrent toute la rue Desiam, passèrent les remparts de Salouis, puis toute l’avenue Jangeau sur nos plus belles génisses. On se privait là de futures vaches laitières mais ça valait le coup, « on saura tout de la forêt » pensait-on. C’est moi qui avais sélectionné les vecteurs. Je les avais choisis parmi les meilleurs étudiants en botanique de la ville avec, en plus, de bonnes aptitudes à la course, à la natation et à toute sorte de compétitions sportives. De solides gaillards très intelligents.

    Maintenant, ils sont terrifiants. C’est la forêt qui se déguise en homme.


    14h27

    J’ai une maquette de Brest sur mon bureau. D’un coup de poing, j’en écrase la forêt en papier mâché. J’arrache les maisonnettes en carton de Samartin et je fais une boule de tout ça pour colmater la brèche du Stang Alar. Si ça pouvait être aussi simple…


    14h35

    De retour du cimetière, mon boisilleur en chef, Bill Kerreizh, m’informe que nos équipes ont trouvé quelque chose dans les sous-sols du cimetière. C’est peut-être ce que le vecteur principal recherche.

    D’après Kerreizh, le jeune homme complice de Diogène a été localisé dans le clocher de Samartin. « Nous l’aurons dans la soirée » m’a-t-il dit. Espérons qu’il n’en fera pas de la chair à pâté… Il s’est suffisamment illustré comme ça jouteri dernier. Sinon, toujours aucune trace du chien, mais ça c’est secondaire.

    Diogène est bouclé dans la tour Azénor de la forteresse Salouis.


    15h23

    Mauvaises nouvelles : les sinistrés du cimetière ont rejoint les rangs des révoltés sur les remparts. Tous les travaux du mur d’enceinte sont à l’arrêt et, pire, les vannes du barrage sont ouvertes : l’eau de la Penfeld inonde déjà Samartin. Bientôt tout Brest sera sous l’eau si nous n’agissons pas. Visiblement, les rebelles ont profité du jour de purge des vannes pour les laisser ouvertes en continu et manifester ainsi leur mécontentement.


    15h29

    D’après mes hommes, il vaudrait mieux se mettre à l’abri dans la forteresse de Salouis. Non seulement l’inondation va faire des dégâts jusqu’ici mais les révoltés ne vont pas tarder à s’en prendre au gouvernement. Il faut nous mettre en lieu sûr. Bill Kerreizh m’a dit : « Les insurgés sont de plus en plus nombreux. La colère gronde et les gens préfèrent monter avec eux sur les remparts plutôt que d’avoir les pieds dans l’eau. » Un garde a dit tout haut : « Du coup, l’incendie est bien éteint. » Je l’ai jeté dehors.

    Nous payons les frais de l’idée absurde et démagogique de Saul qui voulait à tout prix englober dans MON projet défensif tous les quartiers dissidents. Résultat : ils nous coulent.


    15h35

    Nos sympathiques séparatistes m’envoient, un peu tard, leur avertissement :

    « Nous, Guérinois, lançons un ultimatum à M. Onésime Malouin : Qu’il abandonne les affaires publiques, ou nous reprendrons la ville par un déluge. »

    Ça m’aurait presque amusé si nous n’avions pas déjà des coulées de boue aux environs du Stang Alar. Je leur ai envoyé ceci :

    « Chers amis,
    Je vous sais gré d’avoir fait précéder votre message d’une inondation causée par la rupture criminelle du barrage. Puisque vous semblez confondre menace et sanction, vous me laissez le loisir de mettre comme vous la charrue avant les bœufs et de gagner d’ores et déjà la guerre avant même de l’avoir déclarée.
    Par cette lettre, je tiens à vous certifier que nous nous retirerons des affaires publiques dès que vous aurez l’argent nécessaire à la réparation des dégâts par vous seuls engendrés. Connaissant vos finances, je crains que vous ne soyez contraints de vous armer de patience et de courber l’échine, faute de mieux.
    En attendant, veuillez recevoir, messieurs les criminels, l’expression de mes sentiments les plus austères,
    M. Onésime Malouin,
    Coopérateur de la ville de Brest »

    Ces imbéciles de Guérinois (ces muets qui, visiblement, ne sont pas meilleurs à l’écrit) se sont sabordés eux-mêmes. C’est quand même leur quartier qui trinque en premier ! S’ils ne réfléchissent pas plus que ça, ils devraient laisser tomber la politique.

    Je serai sans pitié. En ai-je déjà eu ?


    16h40

    Parce qu’ils me voient griffonner dans mon agenda, mes conseillers s’imaginent que j’échafaude un plan, que j’esquisse à grands traits une stratégie alors que je ne fais que me donner une contenance et passer mes nerfs sur le papier. Ils ne doivent pas être au courant qu’ici nous n’avons que deux palliatifs : l’algool et l’écriture, l’un pour oublier, l’autre pour se souvenir.

    Je remue un tas de choses dans ma tête. Je ne peux m’empêcher de songer à la proposition du vecteur principal, mais avant de céder, il faudrait déjà nous mettre en sécurité.

   J’ai donc pris la parole pendant le conseil de crise pour dire en substance : « Puisque nous ne pouvons ni quitter Brest ni nous battre contre les insurgés de Samartin, il n’y a plus qu’une seule solution : celle de se claquemurer dans la forteresse de Salouis en attendant que les choses décantent. (C’est le cas de le dire.) Ensuite, s’il y a lieu, nous combattrons.»


    17h50

    Evacuation du château de Ker Stears à 18h00. Nous regagnerons les fortifications centrales par l’ancienne voie ferrée, déjà presque noyée, mais qui a l’avantage d’être à peu près sûre. Les pompes sont déjà en marche pour écoper l’eau par-dessus les remparts intérieurs. Le procédé fonctionne mais mobilise pas mal de monde.

    Il ne me reste plus qu’à attendre le retour de mes hommes partis à la recherche du complice de Diogène. Une fois de retour avec leur prise, nous pourrons commencer le procès et prendre une décision pour l’avenir de la ville.

      Je n’ai rien emporté, sauf le document suivant que je connais déjà par cœur.

Entretien du coopérateur Onésime Malouin
avec le vecteur principal dans les serres
de l’ancien conservatoire botanique du Stang Alar
(le jouteri 30 jovial an XXVI)


    — Mon boisilleur en chef, M. Bill Kerreizh, va sténographier nos échanges.

    — Faites.

    — Bien. Qu’attendez-vous de moi ? Visiblement, vous n’êtes plus des nôtres. Servez-vous la forêt ?

    — Qu’entendez-vous par « servir » ?

    — Êtes-vous à ses ordres ?

    — La forêt ne donne aucun ordre.

    — Ne jouons pas sur les mots. Vous l’écoutez.

    — Il n’y a rien à écouter. Elle est parfaitement muette.

    — Bon, alors vous faites partie de la forêt.

    — Oui, M. Malouin. Nous poussons avec elle. Nous suivons son expansion.

    — C’est là le point sur lequel j’aimerais discuter. Pourrions-nous ratifier un traité pour limiter son expansion ?

    — Un traité ? Ce terme ne signifie rien pour nous.

    — Alors, Brest ne pliera pas le genou.

    — La forêt ne cherche qu’à s’étendre et à retrouver M. Saul Acedia.

    — Comment ?! Mais c’est à vous de me dire où se trouve Saul Acedia. C’était même votre mission !

    — Il ne se trouve pas en dehors de ces murs, mais à l’intérieur, chez vous. La forêt dirige toutes ses branches et ses racines vers lui, elle sent sa présence, elle l’appelle. C’est pourquoi son expansion s’accélère depuis quelques mois.

    — Je ne comprends rien et je commence à perdre patience. Où voulez-vous qu’il soit ?

    — A Brest, et c’est justement l’objet de ma visite. Depuis métali 28 jovial, un de nos hommes, feu M. Randernog, notre septième vecteur, s’est infiltré à Samartin dans le but de permettre à la forêt de prendre racine dans la ville. Si j’en crois la présence dans l’air du pollen issu de la forêt, dans peu de temps, notre collaborateur entrera en germination accélérée. Inutile d’éteindre les flammes végétales de cet incendie vert : vous aggraveriez le phénomène. Cherchez plutôt dans cette zone les restes vivants, j’insiste sur ces termes, de M. Saul Acedia. C’est le seul moyen qui vous soit donné de calmer la progression forestière.

    — Je ne comprends plus rien. Non seulement vous êtes des traitres, mais vous êtes fous.

    — La folie ne frappe que les êtres de raison. C’est un autre mal qui accable la forêt : elle dégénère. Dans ses fourrés, les règles biologiques élémentaires deviennent instables. La prolifération anarchique de ses cellules végétales la rend tout aussi dangereuse pour vous que pour nous. Elle se reproduit à l’infini en se clonant, en drageonnant, en dupliquant ses arbres par centaine de milliers. Elle croît en dehors de tout contrôle. Elle a soif de croisements génétiques, car son ADN se détériore. En un mot : elle veut se reproduire. Votre intelligence, vos calculs, votre mesquinerie politique ne l’intéressent pas. Elle veut Saul, c’est tout. Il s’est réfugié dans Brest et la forêt veut l’en faire sortir.

    — Pourquoi n’allez-vous pas le chercher vous-même puisque vous l’avez localisé ?

    — Les animaux ont certaines aptitudes que les plantes n’ont pas. Il est facile pour une plante de s’infiltrer, mais il est difficile pour elle de capturer un être vivant. Cela demande du temps. D’autant que M. Acedia n’est pas une proie comme les autres depuis qu’il a changé d’enveloppe charnelle. Cherchez, vous verrez, il est sous terre.

    — Parlons-nous seulement du même homme ?

    — Oui, mais nous ne parlons peut-être pas du même individu.

    — Je ne vous suis toujours pas.

    — Saul n’est plus un individu. C’est aujourd’hui un peuple, une armée, une multitude, une légion sous la terre.

    — Je ne sais pas quoi vous dire.

    — Tant pis, le langage a ses limites, contentez-vous de capturer ce que vous trouverez de Saul. Il le faut. Et surtout, maintenez ses corps vivants, nous les voulons vifs. Prenez-en le plus possible.

    — Que puis-je espérer en échange ?

    — La forêt ne troque pas, elle donne ou elle reprend. Pas de commerce avec elle.

    — Alors n’espérez rien. Nous garderons Saul et maintiendrons notre défense.

    — Il ne vous sera d’aucun secours. Il pourrait même se retourner contre vous. Il est dans votre intérêt de nous le confier. Nous ne voulons pas la guerre. Nous voulons vivre.

    — Ecoutez. Dites-moi à la fin ce que c’est que la forêt. Comment elle vit. Ce qu’elle fait. Vous nous devez bien ça. C’était votre rôle avant que vous ne deveniez transfuges.

    — La forêt est attirée par les êtres vivants et elle se dirige vers eux en rongeant les matières inertes et sans vie. Méfiez-vous des plaies, des blessures et des peaux mortes sur votre corps. C’est par là que le mal végétatif vous prend. Ainsi donc, la forêt s’avance de ville en ville, de foyer de vie en ressources minérales où elle trouve toujours à s’enraciner. Si vous voulez freiner son expansion, donnez-lui Saul Acedia, donnez-lui tout ce que vous retrouverez de lui en offrandes expiatoires, mais ne vous bercez pas d’illusion : votre sort sera pareil au nôtre. Cela commencera par une écharde sous la peau et, tôt ou tard, vous participerez à son avancée en marchant devant elle, avec ce qu’il vous restera de jambes et de pieds, jusqu’au jour où vous prendrez racine dans un feu de friches et de sève. Oui, vous ressemblerez un jour à mes compagnons que vous voyez là. Regardez comme ils sont mûrs.

    — Morts ?

    — Non, ils végètent. La forêt ne tue pas. Au contraire, elle vous offre une existence vivace ni meilleure ni pire qu’une autre. Au fil du temps, nous nous enterrons vivants. Contre la forêt, toute offensive est perdue d’avance. Nous en sommes la preuve vivante.

    — Attendez. Saul n’est pas de votre côté puisqu’il vous fuit. C’est donc notre allié.

    — Saul n’est ni un allié, ni un ennemi.

    — Admettons, mais dites-moi, dans l’éventualité où nous vous livrerions Saul, la forêt est-elle exploitable ? Vos réserves immenses de bois nous seraient nécessaires.

    — Je vous retourne la question : êtes-vous exploitable ?

    — Non, mais nous pouvons nous arranger.

    — Pas d’arrangement. La forêt ne souffre aucune compromission. Ou Brest se fond dans le décor, ou bien elle disparaît.

    — Cela revient au même. J’ai l’impression que vous cherchez à nous bluffer.

    — Encore un terme qui nous est étranger. Les rapports de force se sont inversés. L’homme est peu de chose aujourd’hui. Imaginez des bouleaux sortir de terre en une nuit comme des champignons. Leurs troncs, tout gonflés, pleins de sève comme des barriques. Il faut voir aussi nos fougères et nos prêles aux tiges musculeuses, aux feuilles épaisses et dentées. Chaque averse joue contre vous. La forêt grandit. Réfléchissez, puisque c’est une occupation dans laquelle excellent les hommes mais, à votre place, si je ne voulais pas finir comme mes camarades, j’abandonnerais bien vite mes fonctions pour satisfaire ses volontés. De toute façon, vous servirez la forêt, d’une manière ou d’une autre. Soyez réaliste, tout le littoral devient forestier et pousse dix fois plus vite qu’à la normale. Même la rade est envahie par les algues. Le paysage entier est plongé dans un brasier de verdure ; de Sizun jusqu’à Landerneau, on ne met pas un pied devant l’autre sans qu’un arbrisseau vous transperce la voute plantaire. Voyez ces séquoias géants de plus de trente mètres de haut s’agiter comme des flammes, avec à leurs pieds des fourrés d’un noir profond.

    — Mais nous avons des murs avec des fossés et la deuxième enceinte sera bientôt terminée, vous verrez ! Il ne reste plus qu’à terminer la portion du Stang Alar…

    — Pour quoi faire ? Un vecteur s’est infiltré et les nuages de pollen passent au dessus des murs les plus hauts.

    — …

    — Tous les hommes de l’Outre-Brest sont devenus nomades. Ils errent loin de la forêt, dans de rares clairières. Ces vagabonds ont abandonné corps de ferme et villages et la plupart ont perdu l’esprit. Quant à vos murs, ils ne repousseront rien. Vous êtes à la merci de la forêt.

    — Nos poudrières tournent à plein régime, nos canons seront bientôt prêts à cracher le feu. Nous avons des caves pleines de boulets en fonte qui iront fracasser toutes vos futaies. Il y a aussi la milice urbaine, composée de boisilleurs expérimentés qui ont été spécialement formés pour combattre au corps à corps la forêt ! Autour de Brest, la terre a été brulée, appauvrie et cimentée, la forêt ne pourra pas venir y étendre ses racines. Nous avons pensé à tout, et nous avons fait du chemin pendant votre longue absence. Nous serons bientôt prêts à vous tenir tête.

    — Les fougères entament déjà le goudron à l’est de la ville et, bientôt, les ronces et les érables envahiront les routes ; les égouts déborderont de mousse et de lichen.

    — Nous repousserons cette vague verte.

    — On ne repousse pas une vague. On passe à travers. Si on la prend de face, elle vous submerge.

    — Ecoutez, vous avez passé des mois en pleine brousse et vous noircissez le tableau, c’est normal, vous êtes encore sous le choc. C’est l’immersion dans cette jungle qui veut ça. Mais je vous assure que nous parviendrons à endiguer la forêt. Pour ça j’ai besoin de prérogatives et de plus de pouvoir, et j’ai surtout besoin de la confiance de tout mon peuple…

    — On dirait que la forêt vous donne l’art de la langue de bois, monsieur Malouin.

    — Pas du tout. Il faut remettre le pouvoir au centre. Nous avons un château et des murailles, il faut quelqu’un pour gouverner. Du temps de Saul, la politique était différente, les enjeux n’étaient pas les mêmes. Le bourgmestre agissait en coulisse. Aujourd’hui, il faut qu’il soit sur le devant de la scène. Saul disait toujours qu’un homme politique se doit de rester dans l’ombre quand la ville est dans la lumière. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’équilibre est rompu. Saul n’était pas le sauveur de Brest, seulement son gardien. Il faut changer la donne, vous comprenez ?

    — Non seulement votre ambition est démesurée mais vous avez l’esprit obtus.

    — Vous devriez me parler sur un autre ton. Vous savez bien que je ne suis pas tout seul et que je sais déléguer. La Sûreté est assurée par Diogène Savète et cet homme, là, qui prend des notes, est mon bras droit.

    — Diogène vous a déjà trahi. Il a fini par se rallier aux indépendantistes de Samartin. Vous êtes aveugle.

    — …

    — C’est regrettable, vous n’avez en bouche que des mots de technocrate. Revenez vers nous quand vous aurez réfléchi. Nous espérons que vous aurez pris votre décision rapidement.

    — Décider de quoi ?

    — De l’avenir de Brest. Rapportez-nous les restes vivants de Saul. De toute façon, quand vous verrez les dégâts causés par Randernog, vous vous raviserez. Ce n’est pas Brest que la forêt veut. Elle veut son ex-dirigeant, cet être multiple. Donnez-le nous. Nous sommes encore six, six à pouvoir nous faufiler sous vos murs pour semer la reforestation.

    — …

    — Nos rameaux se multiplient, tendez la main et rentrez dans notre cercle. La forêt sait montrer figure humaine, à condition que la chair des hommes se fasse sève et chlorophylle.

    — …

    — Vous en convenez vous-même. Les mots vous manquent.

    — …

    — Votre programme d’autarcie vient d’atteindre ses limites.


Fin de la retranscription



    Je ne me reconnais même plus dans ces paroles que j’ai tenues hier soir. Elles me semblent vieilles d’un siècle. C’est comme si j’avais déjà capitulé.

    Le document ne mentionne pas la fin abrupte de cet entretien. Elle vaut d’être écrite : dans un coup de sang, j’ai demandé à Bill Kerreizh de faire feu sur le vecteur principal. Touché en pleine tête, la blessure s’est immédiatement coagulée dans un mélange épais de mousse et de sphaigne. Défiguré, le traitre a dit, indemne : « Ne tirez plus, vous aggravez mon mal. »

Vieil océan, ballade (I,9)

À Kevin Saliou                                                        Vieil océan de cristal bleu, Hématome azuré du monde Marquant la pea...