mercredi 24 mai 2023

Au 21 rue Danton

 

Kim à la guitare, en 2016


À la mémoire de Kim-Huy Truong



    La devanture de L’Horizon n’avait rien d’engageant. On voyait au loin sa petite enseigne lumineuse et ronde "Saint-Omer". Sa façade désuète, dans les tons bleu-mauve, prêtait à rire. Elle avait l’apparence de n’importe quel autre rade brestois sinistre et délabré. Sur les vitres sales étaient placardées quelques affiches événementielles cachant, à gauche, un yucca lyophilisé dans son pot, à droite, une maquette de bateau dont la voile, devenue rigide sous la poussière et la moisissure, était gonflée comme en plein vent.

    Si mon amie Margaux ne m’y avait par emmené en 2012, je crois que je n’y aurais jamais mis les pieds. Il en allait de ce bar comme de ces livres qu’on se passe entre lecteurs : "Ne te fie pas à la couverture, elle est hideuse, mais dès la première page, tu vas voir..."

    La porte de ce bar méritait d’être poussée.

    À peine entré, qu’il vous connaisse ou non, Kim vous serrait la main tout sourire et vous demandait ce que vous vouliez boire. Jamais vous ne l’auriez vouvoyé. Personne ne l’appelait "monsieur" et encore moins "garçon". C’était Kim pour tout le monde. Vous demandiez par exemple un demi, et il n’en fallait pas plus pour faire partie de la maison.

    Quand il était à la tireuse à bière, on apercevait un petit éléphant de jade qu’il portait autour du cou et qui se balançait alors sous sa chemise à carreaux. Quand on commandait un punch, il le servait à la louche dans un verre à diabolo. Comme il ne versait que l’équivalent d’un bouchon de rhum dans un plein saladier de jus de fruits, on pouvait en boire un certain nombre sans tituber.

    Même aux heures d’affluence, on trouvait toujours un coin où s’asseoir, généralement sur une de ces chaises de jardin réformées qui venaient finir leurs jours à l’intérieur. Il fallait se méfier des sièges tripodes et des tables aux pieds bots rehaussés par des morceaux de sous-bock plié en deux. Sans ça, on donnait immédiatement à boire à la moquette.

    Hormis le bar en formica, le meuble le plus solide était encore cette table basse recouverte d’une carte du monde qu’on pouvait étudier, installé sur un clic-clac, les coudes sur les genoux. Ce planisphère présentait tous les pays, leurs capitales, les mers, les océans et avait la particularité de mêler à ses méridiens des auréoles de bières dont les arcs de cercle délimitaient de nouvelles zones géographiques sur lesquelles on pouvait rêver.

    Une fois assis, la décoration sautait aux yeux : des sous-bocks, par centaines, scotchés aux murs. Tous étaient dessinés ou recouverts d’inscriptions. La plupart étaient des jeux de mots mal inspirés sur le prénom du gérant : "une bière Kim plaît", "Kim aime me suive". S’il faut paraît-il plusieurs semaines pour visiter l’intégralité du Louvre, je n’ose imaginer combien de mois il aurait fallu pour s’arrêter devant chaque gribouillis. Il y en avait tant que je n’ai jamais pu voir le mur. À ce sujet, toutes sortes de légendes circulaient. La plus fameuse racontait que le bar pouvait s’effondrer si on retirait tous les sous-bocks. Les plus vieux avaient jaunis, et c’étaient généralement les plus beaux. Le temps avait eu le bon goût d’écarter les ratés.

    Au plafond, comme il n’y avait plus de place sur les murs, des affiches avaient été punaisées, et des drapeaux s’y trouvaient pendus, le centre baillant comme un hamac. Leurs couleurs nationales avaient passé : le rouge avait rosi, le jaune avait pâli et le vert tirait sur le bleu. Seul le Gwenn ha du, quoique d’un noir et blanc gris terne, était clairement identifiable. Dans une niche, un Bouddha hilare et doré riait à pleines dents. Au-dessus de lui se trouvait les enceintes. À côté, sur le manteau de la cheminée, on trouvait d’autres sous-bocks, cette fois-ci empilés les uns sur les autres comme les pièces d’un trésor. Je me souviens aussi d’une tapisserie, peut-être péruvienne, d’un mauvais goût assez tendre.

    Près de la cheminée se trouvaient les joueurs de fléchettes. Il fallait se couler entre les tabourets et leur coude, haut levé, pour ne pas renverser son demi. Dans l’arrière-salle, qu’on rejoignait par un couloir encombré d’une longue banquette et de quelques tables, se trouvait le billard. Tout autour du tapis vert fortement vallonné se trouvait la clientèle la plus braillarde. Pour faire une partie, les joueurs s’accommodaient des queues, dont la plupart n’avaient plus de feutre, et des bandes du billard dont la mollesse rendait impossible le calcul des rebonds. Pour une fois, le hasard avait ses chances à ce jeu. Ceux qui attendaient de "prendre la gagne", trituraient le petit morceau de craie bleue, qui tenait d’ailleurs plus de la bague que du dé tant il avait servi. La salle était si petite qu’on entendait les queues de billard taper violemment contre le lambris. Derrière, une porte donnait sur une petite cour où on pouvait fumer. Quand Kim jouait, elle se vidait, et les fumeurs accouraient à l’intérieur la clope au bec.

    Car au milieu de tout ça, il y avait Kim. La gentillesse même. Sans lui, le café ne tenait pas debout. Sa gentillesse avait la solidité d’un mur porteur, maintenait le plafond au-dessus de nos têtes, magnétisait les sous-bocks aux murs, soutenait les chaises sur leurs trois pieds, tendait les vieux drapeaux bien haut, réunissait les étudiants, lançait les fléchettes au centre de la cible, entrechoquait les boules du billard, moussait la mousse des demis et, surtout, remplissait la pièce de musique. Sa gentillesse ne chantait pas toujours très juste, mais elle chantait jusqu’à une heure du matin, sa gentillesse se moquait du bon goût, mais chacun y trouvait son compte, sa gentillesse ne vendait pas du grand vin, mais elle offrait des verres.

    Kim ne se laissait pas marcher sur les pieds pour autant. Je l’avais déjà vu jeter dehors un ivrogne. Sur le perron, Kim lui lançait : "Tu viens plus ici ! T’es tricard ! Tricard !" C’était l’excommunication. Pourtant, Kim n’était pas rancunier. Cinq minutes après, avant de commencer un nouveau morceau, il me disait, accordant sa guitare : "Il est sympa mais casse-couilles. Ouais, sympa mais casse-couilles." Et il jouait tout sourire les premiers accords de La Blanche Hermine.

    La lumière était toujours la même : des spots au-dessus du comptoir, des appliques oranges sur les murs, une lampe verte au-dessus du billard, et c’est tout. Jamais la lumière du jour ne pénétrait dans la salle. La rue Danton était sombre et le bar n’ouvrait jamais avant 17h00.

    Dans le miroir sur lequel étaient vissées les étagères du comptoir, je me suis vu, d’année en année, seul ou accompagné, jeune étudiant, puis jeune adulte, réceptionniste de nuit dans un hôtel et enfin surveillant dans un lycée. Ce miroir était le seul objet sur lequel le temps avait encore un peu d’emprise. Le bar était resté dans son jus, complètement atemporel. En vingt ans d’existence, il n’y eut jamais la moindre réparation. L’Horizon n’avait pas fait peau neuve, mais il renouvelait sa tapisserie de sous-bocks. Ici, on rafraîchissait les murs par de nouveaux dessins. On aurait pu afficher : "Attention aux murs, l’encre est encore fraîche."

    La musique non plus ne changeait pas. Kim reprenait inlassablement les mêmes morceaux à la guitare. Et sur son antique chaîne Hi-fi, il passait des cassettes. J’aimais beaucoup le titre Green onions de Booker T. Jones. Rien de vintage chez Kim. La musique y naissait en 1960, mûrissait autour de 70 et disparaissait avant les années 80. Vingt ans tout rond. L’éternelle jeunesse.

    J’ai rencontré dans ce bar toutes sortes de personnages plus ou moins doués dans l’art difficile de l’affabulation. Je me souviens encore d’un gars qui venait de sortir de prison. Il tenait avant toute chose à certifier que "ce qu’on raconte sur les douches en prison, tu vois ? C’est faux. Je te jure que c’est faux." Passé ce préambule, il devenait intarissable sur la question de la vie pénitentiaire. Je me souviens aussi d’un drôle de type qui m’avait lu les lignes de la main. Il m’avait dit, comme à l’issue d’un check-up chez le médecin, "tout va bien." Il y avait aussi un spécialiste des algues qui détonait un peu dans ce décor avec sa chemisette et ses lunettes de bureau. Il buvait sa bière méticuleusement en me parlant, très sérieusement, de ses travaux en cours. L’un des habitués était un chauffeur routier qui jouait Bach sur un piano électrique. Il le sortait de sa cabine quand il faisait halte sur une aire d’autoroute. Il me racontait toutes sortes d’histoires improbables et se mettait en colère quand je voulais payer mon verre. Un jour il n’est plus venu. Kim m’a dit qu’il devait lui être arrivé quelque chose et qu’il ne fallait pas être triste :  "C’est la vie." Juste après, il jouait Knockin' on Heaven’s door.

    En dix ans, j’ai finalement assez peu parlé avec Kim. Je lui demandais comment allaient sa femme et son fils, lui me demandait en retour si je travaillais toujours à tel endroit, si ma compagne allait bien, ce genre de choses. Je savais qu’il rentrait une année sur deux à Singapour, partait en camping en vacances et jouait du squash dans un club. Quand je venais lire dans un coin, il prenait mon livre et regardait la couverture : "Crime et Châtiment. C’est bien ?" Je lui disais que oui et il repartait, branchait sa guitare et jouait Blowin’ in the wind. Ce qu’il avait d’important à dire, il le chantait.

    Quand on ne le trouvait pas derrière son comptoir, on le trouvait devant sa porte, fumant une cigarette. Il regardait à droite et à gauche, pensif. Il jetait le mégot dans une petite boîte de conserve qui faisait office de cendrier, et revenait sur scène remplir les pintes. Pendant ce temps-là, sur sa chaîne Hi-fi, les plus grands groupes de rock jouaient en première partie. Quand il avait terminé de servir tout le monde, il coupait net le tube en cours et, d’un air amusé, jouait Les Copains d’abord.

    Une fois lancé, Kim ne s’arrêtait de chanter sous aucun prétexte. Entre deux accords, il glissait seulement un "kenavo bon week-end !" à ceux qui s’en allaient. Les soiffards devaient attendre la fin du morceau.

    Quand Kim reprenait à la guitare Imagine, Heart of gold, Suzy Q ou Angie (qu’il s’était amusé à traduire), au bout d’un moment, il ne faisait aucun doute qu’il les avait écrites lui-même tant elles sonnaient différemment. Il n’était pas seulement barman-interprète. Il était aussi compositeur. Ces classiques du rock, à force de reprises, naissaient à nouveau. D’un coup, ces chansons se désolidarisaient des stars qui les avaient écrites. Elles avaient la beauté fragile d’une maquette de studio, d’un inédit, d’une reprise live. On en venait à croire que John Lennon et Neil Young étaient venus ici chez Kim pour lui voler ses mélodies. Désormais, quand j’écoute ces ballades, il m’arrive de me dire : "Tiens, elle n’est pas mal cette reprise de Kim par Bob Dylan. Elle surprend, mais elle est assez réussie. C’est un bel hommage."

    Pour des raisons de santé, Kim a dû quitter son bar. Il s’est éteint en 2023. Une personne de qualité a repris L’Horizon et a fait sienne la gentillesse qui habitait les lieux. Aujourd’hui, la guitare a pris la place du vieux yucca dans la vitrine. Quant à la maquette du voilier, elle a pris le large.



mardi 9 mai 2023

Le Questionnaire de Proust

 

Portrait de Marcel Proust
réalisé par Jean-Christophe Lerouge


Ma vertu préférée : La persévérance

La qualité que je préfère chez un homme : Sa bonhommie

La qualité que je préfère chez une femme : Son naturel

Le principal trait de mon caractère : Curieux

Ce que j'apprécie le plus chez mes amis : Leurs attentions

Mon principal défaut : L'inquiétude

Mon occupation préférée : Lire

Mon rêve de bonheur : Un emploi du temps libre (j'y suis presque)

Quel serait mon plus grand malheur : La paralysie totale

Ce que je voudrais être : Confiant

Le pays où je désirerais vivre : Peu m'importe

La couleur que je préfère : Le vert

La fleur que j'aime : La passiflore

L'oiseau que je préfère : L'étourneau

Mes auteurs favoris en prose : Lautréamont, Jules Renard, Alfred Jarry, Stendhal, Paul Léautaud

Mes poètes préférés : Arthur Rimbaud, Jules Laforgue, François Villon, Christophe Tarkos

Mes héros dans la fiction : Jules Maigret, Long John Silver

Mes héroïnes favorites dans la fiction : La princesse de Clèves, Mme de Rênal

Mes compositeurs préférés : Jean-Sébastien Bach, Erik Satie, François Couperin

Mes peintres favoris : Odilon Redon, Albrecht Dürer, Georges De la tour, mon père

Mes héros dans la vie réelle : Je ne vois pas.

Mes héroïnes dans l'Histoire : Je ne vois pas non plus.

Mes noms favoris : "Hégésippe" sonne assez bien

Ce que je déteste par-dessus tout : La précipitation

Les personnages historiques que je méprise le plus : Les expansionnistes

Le fait militaire que j'admire le plus : La corvée de patates

La réforme que j'estime le plus : La défense d'afficher, loi de 1881

Le don de la nature que je voudrais avoir : La photosynthèse

Comment j’aimerais mourir : Comme Victor Segalen, en pleine forêt

Mon état d'esprit actuel : Concentré, mais goguenard

Les fautes qui m'inspirent le plus d'indulgence : Les fautes de goût

Ma devise favorite : "Portez-vous bien, tenez-vous mal."


mardi 2 mai 2023

Le Semainier (Avril 2023)



Journal
PoèmeUn
Septain
Semaine
UnHepta
Syllabe
ParJour

Semaine 12, 2023

Semis de pois et de fèves
Temps doux à l'odeur pluvieuse
Absent, l'air préoccupé
Rêveur, la tête à mes vers
Tapis de boutons floraux
Vent couleur gris-bleu du ciel
Giboulée drue presque opaque

Semaine 13, 2023

Points verts des bourgeons naissants
Projections bleues du printemps
Ciel au matin immobile
Pelage épais des champs d'herbes
Toit tambouriné de pluie
Seul à seul le temps s'étire
Le goût piquant de l'air frais

Semaine 14, 2023

Les tournesols ont germé
Levée des grains de tomate
L'or blanc du chaud-froid de l'aube
Jour apaisé de pluie calme
Tonte où la fleur étincelle
Heureux à tout chantonner
Pépiement du paysage

Semaine 15, 2023

Vieux chêne aux rameaux nouveaux
Blancs massifs de pruneliers
Trottoirs assombris d'averses
Gaieté dansante en moi-même
Rempotage et repiquage
Gazon ras, mousse et violettes
Doux sons des bruits loin dehors


Vieil océan, ballade (I,9)

À Kevin Saliou                                                        Vieil océan de cristal bleu, Hématome azuré du monde Marquant la pea...