lundi 29 avril 2024

Au palais Galliera

Peinture obtenue selon le procédé du test de Rorschach :
quelques gouttes d'encre sur une feuille qu'on plie en deux et qu'on rouvre.



    Dans une vitrine du musée de la mode, le célèbre Palais Galliera à Paris, se trouvait exposée une grande robe rouge. Les visiteurs se pressaient devant et j’avais dû jouer des coudes pour m’en approcher. La robe était fascinante. On aurait dit qu’elle était cousue d’un beau drap couleur pavot avec de luxueux revers bordeaux, des épaulettes cramoisies en tulle et, sur les côtés, deux drapés bleus en soie légère avec des ailettes jaunes en mousseline.

    J’avais jeté un œil sur le panneau explicatif. Il indiquait qu’il s’agissait d’une réplique de la robe originale, laquelle avait fanée peu de temps après avoir été portée. Fanée ? Le mot m’arrêta dans ma lecture.

– Savez-vous pourquoi cette robe est enfermée dans cette vitrine ? me demanda un visiteur.

– Je suppose qu’elle est fragile et très précieuse, lui répondis-je.

– Ce n’est pas la seule raison. Cette robe est d’origine végétale. Elle est le fruit d’une collaboration entre un modiste et une botaniste. Ce vêtement est une hybridation. Un croisement entre la fleur géante, la rafflesia, et une orchidée. Si vous y regardez de plus près, vous vous rendrez compte que la robe repose sur une tige encore verte et qu’elle disparaît dans ce pot rempli de terre. C’est parce que la fleur empeste la viande avariée qu’elle est sous cloche, exactement comme un fromage trop fait. Les plus grands horticulteurs n’ont pas réussi à masquer cette caractéristique propre à la rafflesia. L’odeur était si forte que, pour ne pas être incommodée, le mannequin qui portait cette robe durant le défilé avait le visage couvert d’une voilette parfumée à la lavande. Quant aux photographes, ils avaient tous une pince à linge sur le nez. Profitez de cette rareté, elle sera fanée d’ici quinze jours et il faudra attendre que le jardin des plantes cède l’un de ses spécimens sur le point de fleurir.

    Je restais rêveur devant cette curiosité. À l’état naturel, la rafflesia attire des mouches qui viennent la féconder. Dans ce musée, ce sont les hommes qui tournent autour en bourdonnant derrière une vitre, me disais-je en prenant le chemin de la sortie.

lundi 22 avril 2024

Vieil océan, ballade (I,9)




À Kevin Saliou                                            


Vieil océan de cristal bleu,
Hématome azuré du monde
Marquant la peau des fonds sableux
Quand ton œil humecté s’inonde.
Égal à toi-même et placide,
Tu n’as pas le tempérament
Bête et changeant de l’homme avide.
Je te salue vieil océan.

Vieil océan, dis-moi des deux
Laquelle âme est la plus profonde ?
Celle humaine, au cœur mystérieux,
Ou la tienne, inconnue des sondes
Dont le plomb n’atteint que le vide ?
Je sais que ton abîme est grand
Mais l’homme en rien n’est translucide.
Je te salue vieil océan.

Vieil océan, aventureux
Sont les vaisseaux qui vagabondent
En mer pour trouver plus fort qu’eux
Sur la houle où tes éclairs grondent.
Le cerveau humain est splendide
Mais l’homme est nain et toi, géant,
Dans tes rouleaux tu le liquides.
Je te salue vieil océan.

Prince, océan aux eaux livides,
Sous toi l’enfer est-il béant ?
Réponds. L’air songeur et morbide,
Je te salue vieil océan.


lundi 15 avril 2024

Places, calligrammes




grillage portail entrée principale
pelouses interdites bacs de fleurs
bornes d'incendie boîte à dons mur
kiosque aire de jeux fontaine haie
verte balançoire terrain de boules
lampadaire mur cabine téléphonique
esplanade parkings pavés jet d’eau
statues monument aux morts drapeau
allée de graviers chemins de sable
banc public banc tagué banc désert
dallage en ciment urinoir panneaux
explicatifs poubelle buisson muret
manège compteur électrique marches
arrêt de bus plaque d’égout plaque
commémorative défibrillateur chêne
bac de tri escalier goudron sapins
local d’entretien poteaux arbustes
grillage portail sortie sur la rue

En janvier la place est morne. En
février le marché l’anime un peu.
En mars une manifestation remplit
la place de bruit et de drapeaux.
En avril on fleurit les parterres
et on entretient les pelouses. En
mai la place est pleine d’enfants
qui jouent au foot. En juin c’est
la fête de la musique. En juillet
la chaleur fait fuir les passants
qui se massent à l’ombre. En août
des vacanciers visitent la place.
En septembre les braderies et les
vide-greniers font venir beaucoup
de monde. En octobre on élague la
rangée d’arbres et on ratisse les
feuilles. En novembre, rien. Mais
en décembre, la place s’illumine.


lundi 8 avril 2024

Ma bête ocre


Ma bête ocrée
surgit des taches
et jette un œil
juste à l’orée
d’un bois jauni.


C’est ma bête ocre,
couleur sépia,
café sans sucre,
tanins de thé
noir oublié.

Ni à deux dos,
ni à pleurer
ni noire, à cornes
ou à concours,
c’est ma bête ocre.


Chose étranglée,
rousse et rouillée,
au brou de noix,
c’est ma bête ocre
sur le papier

taché d’oxyde
de manganèse
et d’hydroxyde
ferrugineux.
C’est ma bête ocre

qui rôde et chasse
la gueule ouverte.
Les crocs teintés
de tabac blond,
c’est ma bête ocre.



mercredi 3 avril 2024

Riders on the Storm, sextine (d'après la chanson de The Doors)




Vagabonds dans la tourmente,
sans dormir au même endroit,
à deux, vous courez le monde,
en chiens errants sans leur os,
en acteurs sans rôle à jouer,
vous, les tueurs de la route.

Votre esprit est en déroute.
Une obsession vous tourmente.
Quand l’un dit : « fini de jouer
on part », vous changez d’endroit.
Quelqu’un a trouvé un os
enfoui dans la terre immonde.

Tout vous accuse et le monde
entier vous déteste. « En route !
Quelqu’un a trouvé un os »
dit l’inspecteur Latourmente.
La police est à l’endroit
du crime. À son tour de jouer.

Mais c’est trop tard pour déjouer
vos plans, car quand tout le monde
vous suppose à tel endroit,
c’est bien plus loin sur la route
que vous semez la tourmente,
hideux, trempés jusqu’aux os,

en chiens errants sans leur os,
en acteurs sans rôle à jouer.
Vagabonds dans la tourmente,
à deux, vous courez le monde,
vous, les tueurs de la route,
sans dormir au même endroit.

Vagabonds de nul endroit.
Vagabonds de chair et d’os.
Vagabonds seuls sur la route.
Vagabonds qu’on veut déjouer.
Vagabonds courant le monde.
Vagabonds dans la tourmente.


Au palais Galliera

Peinture obtenue selon le procédé du test de Rorschach : quelques gouttes d'encre sur une feuille qu'on plie en deux et qu'on r...