lundi 29 janvier 2024

L'enfant crie, terza rima (I,6)




Arrachez du lit l’homme en herbe
Quand, sur son visage au repos,
La lèvre est douce, encore imberbe.

Dans le noir, bandez ses yeux clos.
L’enfant crie, saisi par surprise.
Menottez-le, bras dans le dos.

Ne relâchez pas votre emprise :
Griffez ce corps, saignez-le bien
De vos dix doigts crochus en guise

De couteaux. Lapez comme un chien
Son sang, ses pleurs. Concupiscent
Jusqu’au dégoût. Puis, bon chrétien,

Portez secours à l’innocent
À ses yeux bleus, rendez la vue.
Rassurez-le d’un air décent

Afin que, prise au dépourvu,
La proie vous voie comme un sauveur.
(La manigance était prévue.)

Tourner ce crime en sa faveur,
C’est goûter, sans contrepartie,
Du mal et du bien la saveur.

Souffrez pourtant que vous châtie
La victime. Et, sous la torture,
Bourreau, restez à sa merci

Autant que l’éternité dure.


Poème inspiré d'un passage des Chants de Maldoror
par le comte de Lautréamont


dimanche 21 janvier 2024

Sonnet sur écoute : La grande galerie de l'Évolution

 



Au musée parisien de la faune empaillée,
je me tenais tranquille un micro à la main
pour capter tous les sons des visiteurs : gamins
surexcités, parents et foule émerveillée

devant ces collections de corps dépareillés
couverts de cuir, de poils, de plumage et de crin.
« Interdit de toucher » fait tout bas le gardien
aux enfants turbulents : « faut pas les réveiller ! »

Près de la chouette Harfang quelqu’un dit : « C’est Hedwige ! »
« Non, on ne descend pas » dit un père à sa fille.
« En tout cas, on descend du chimpanzé » me dis-je,

en fixant la savane au parquet de sapin
des animaux discrets, qui n’ont plus peur quand vrillent
leurs tympans sourds aux cris d’homo sapiens sapiens.

lundi 15 janvier 2024

Les joueurs de dominos, partition de ponctuation

 


Le texte qui va suivre a été écrit à partir d'une ponctuation imposée, celle des six premiers paragraphes de Madame Bovary de Gustave Flaubert (voir image ci-dessus).




Tous les mercredis soir, avant l’atelier d’écriture, j’aperçois derrière une fenêtre de la Grande Rue de Laval deux joueurs de dominos. Ce sont deux retraités, attablés sous la lampe de leur salon.

La fenêtre est fermée ; je n’entends rien, mais j’imagine ce que la femme dit à son mari :

– Il y a du monde dans la rue ce soir, comme tous les soirs de décembre, c’est comme ça chaque année quand on installe les illuminations du centre-ville, on n’y coupe pas. J’ai un double six, c’est moi qui commence, mets donc un peu de musique.

Cette scène est très fugace, je la vois une seconde, peut-être deux, et je monte la longue côte de la Grande Rue, en pensant à mes vieux joueurs de dominos, loin de se douter que je les ai vus et que je les vois chaque semaine. Ce tableau lavallois me touche, il est beau, on le voudrait chez soi. J’ai bien en tête la lumière tamisée, presque un clair-obscur, les pièces en faux ivoire disposées sur la table, le visage de profil des deux joueurs. C’est l’image d’Épinal de la retraite réussie, le calme, la quiétude. Un jour, je m’attarderai pour les regarder jouer, caché dans l’ombre d’un porche.

Je suis déjà à mi-chemin. Je passe devant un lavomatique, une épicerie, un antiquaire, un restaurant, un bar, des boutiques reconverties en logements, des terrasses bondées, des terrasses désertes, des devantures et des pas-de-porte de bâtiments remarquables.

Arrivé en haut de la rue, un peu essoufflé, je me dis que j’ai vu toutes les étapes de l’existence humaine, une vie à rebours ; d’abord la vieillesse avec mes joueurs de dominos, puis la vie active, avec ses bars, ses restaurants, ses épiceries ouvertes la nuit ; et enfin l’enfance quand j’aperçois la vitrine de Noël de la librairie de mes parents.


lundi 8 janvier 2024

Yesterday, villanelle (d'après la chanson de The Beatles)

 

Portrait calligraphié de Paul McCartney


Hier, j'étais loin des ennuis
Qui aujourd'hui me désespèrent.
C'est au passé que je me fie

Quand je veux savoir où j'en suis,
Tapi dans l'ombre et la poussière.
Hier, j'étais loin des ennuis.

La veille est revenue sans bruit
Dans mes pensées. Je sais quoi faire :
C'est au passé que je me fie.

A présent, j'aspire à la nuit
Passée qui m'était si légère.
Hier, j'étais loin des ennuis ;

Je ne cherchais pas cet abri
Où me cacher six pieds sous terre.
C'est au passé que je me fie,

Jadis et naguère et tant pis
Si ce moment est éphémère :
Hier j'étais loin des ennuis.
C'est au passé que je me fie.


lundi 1 janvier 2024

Ce sourire aux lèvres (I,5)

 


Un jour, voulant rire
De l'humain spectacle,
Je me suis fendu
Canif à la main
Ce sourire aux lèvres.

De mes commissures
Le sang coulait tant
Que, face au miroir,
Seul, j'aperçus Dieu :

"Seigneur montre-moi
Un homme assez bon
Pour qu'enfin je meure
Frappé de stupeur
Devant pareil monstre."


Vieil océan, ballade (I,9)

À Kevin Saliou                                                        Vieil océan de cristal bleu, Hématome azuré du monde Marquant la pea...