dimanche 31 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 10/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

Là, le chapitre précédent

Reportage de Kristell A’gram

 

            Edition du vanneri 31 jovial, An XXVI

Nuit jaune et rouge à Brest

Dans la nuit de jouteri à vanneri, des débordements sans précédent ont fait rage au port de commerce et jusqu’au cœur du quartier Samartin. D’après les riverains, la violence était à son paroxysme et tout le port de commerce était à feu et à sang. Afin de juguler rapidement l’insurrection, les forces de l’ordre ont répondu par une violente répression. Des dizaines de morts (on ignore encore le chiffre exact) sont à déplorer et le nombre de blessés, très important, a provoqué une saturation des services de l’hôpital Morblanche. De plus, les dégâts matériels sont considérables.

Parce qu’un malheur n’arrive jamais seul, c’est après les hostilités que s’est déclenché un spectaculaire incendie dans le cimetière Samartin. Selon les experts, il n’y aurait aucun lien de cause à effet entre les deux événements.

Les sapeurs affirment que le feu était d’une nature inconnue et qu’il ne s’est pas, fort heureusement, propagé au-delà de l’enceinte du cimetière. L’évacuation a été menée dans le calme par les pompiers.

Comme tout un chacun a pu le remarquer, une étrange neige jaune est tombée sur la ville alors que l’incendie faisait rage. On ignore encore l’incidence de cette curieuse précipitation sur la catastrophe de la nuit dernière. Si l’incendie est aujourd’hui éteint, le quartier du cimetière Samartin est parti en fumée.

« L’incendie a commencé par des flammes vert pâle qui se sont propagées tout autour du foyer. Elles ont réduit en cendres des maisons, pourtant solidement bâties, en pierres tombales et en marbre » nous a confié le sapeur-pompier, M. Nirvin. Selon lui, le mystère réside dans le fait qu’il n’y ait eu ni mort, ni blessé à l’intérieur du cimetière : « Bizarrement, au cœur de la fournaise, la température était tout à fait supportable. Nous avons même pu retirer nos casques et nos combinaisons. Le feu ne nous brûlait pas. Il a même laissé indemne tous les arbres, pas un seul n’a brûlé, et les rares pelouses n’ont pas roussi. Il semble ne s’en être pris qu’aux infrastructures. »

C’est une perte considérable pour le patrimoine de la cité car ce quartier était historique. Il constituait, avec la place Guérin, un symbole de l’autonomie politique et un haut-lieu de la vie libertaire. Son architecture atypique, remarquable par ses anciens mausolées rendus habitables, manquera cruellement dans le paysage de la ville.

Notons que deux autres incendies ont eu lieu, ceux du palais de justice et de l’ancienne préfecture, deux bâtiments heureusement désaffectés qui servaient depuis de nombreuses années de squats à des marginaux. On ignore encore s’il y a eu des victimes.

M. Bill Kerreizh, boisilleur en chef et responsable de l’intervention de cette nuit, a accepté de nous donner quelques renseignements : « Nous ne connaissons pas encore l’origine de l’incendie mais nous avons intercepté cette nuit un homme qui cherchait à fuir peu après l’arrivée des sapeurs. Ce n’est pas un inconnu puisqu’il s’agit de M. Diogène Savète, chef de la sûreté brestoise. Il était accompagné d’un autre individu, que nous n’avons pu ni appréhender ni même identifier, ainsi que d’un chien qui s’est enfui. Nos hommes sont à leur recherche et nous espérons bientôt pouvoir tirer au clair le rôle qu’a pu avoir M. Savète dans cet incident. » M. Kerreizh a tenu à rappeler que « les Brestois sont attachés aux traditions, mais que si celles-ci doivent dégénérer, nous ferons en sorte qu’elles cessent, purement et simplement. » Il a ensuite assuré que « tous ensemble, nous prendrons les bonnes mesures pour que les joutes du port ne soient pas synonymes de débordements et de criminalité : la période que nous traversons est suffisamment orageuse comme cela, et le temps nous est compté. »

C’est ensuite M. Loïc Siklo, sergent de ville, que nous avons interrogé à propos des moyens techniques de l’intervention : « Si l’on veut continuer de protéger Brest, il nous faut un pouvoir municipal fort, et des moyens budgétaires qui vont avec, afin d’assurer les besoins d’une milice de dissuasion efficace. »

Si la plupart des Brestois de Salouis se disent satisfaits par la tournure des opérations de la BAPAV, M. Gabriel Boiramage, représentant des séparatistes de la place Guérin à Samartin, dénonce les violences qui ont eu lieu en marge du défilé et en queue de cortège. « C’était une véritable boucherie ! » note-t-il sur son ardoise comme l’impose son vœu de silence. Selon lui, la coopérative profite de la situation inédite provoquée par la catastrophe naturelle en cours pour reprendre les rênes du pouvoir. M. Boiramage poursuit toujours, craie à la main : « Nous trouvons criminelle cette répression. Qu’on se le dise : Brest ne peut vivre sans les hommes et les femmes de Samartin. Les décimer, c’est condamner la cité tout entière à disparaître dans la forêt. La dictature de Salouis qui, pendant ce temps-là, vit dans l’opulence est abjecte. » D’après le représentant des séparatistes, l’exercice du pouvoir est avant tout une question de transparence et d’humilité : « La politique doit être faite par un pauvre qui souhaite rester pauvre avec les pauvres. Il est hors de question qu’une poignée d’apparatchiks s’improvise en pouvoir exécutif. Brest est ingouvernable, la manifestation d’hier le prouve. Nos ancêtres ne se sont pas battus pour l’autogestion pour que nous retombions dans les filets d’un pouvoir autocratique. »

Pour l’heure, personne n’a su nous renseigner sur la mystérieuse poudre jaune. « Des études sont en cours », nous ont communiqué les chefs de la milice scientifique. « Je ne peux pas vous en dire plus », nous a soufflé M. Kerreizh, visiblement exténué. Espérons que ces mystères seront bientôt élucidés, et que les travaux de restauration du cimetière commenceront bientôt : « Ce n’est pas à l’ordre du jour, précise un adjoint du coopérateur venu sur place, nous devons avant tout nous concentrer sur la défense de la ville. »

Ces catastrophes intra-muros nous feraient presque oublier la menace, pourtant bien réelle, de la forêt qui frappe à nos portes.

Kristell A’Gram,

pour Brest-éclair

mercredi 27 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 9/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.



Bloc notes de Bill Kerreizh, boisilleur en chef


            Jouteri 30 jovial dans la nuit

            D’habitude, surveiller les joutes du port, c’est plutôt une corvée. Ce soir, ça promet d’être amusant.

Je me trouve en haut du monument américain, cette grosse tour rose et carrée posée sur le cours Dajot. La vue sur le port de commerce est imprenable. Tous les porte-drapeaux sont sous mes ordres et des centaines de gars prêts à m’obéir au doigt et à l’œil. A trente mètres de haut, j’aperçois toute la cavalerie légère des garçons vachers en selle, les allées et venues des cyclistes de la BAPAV et des fantassins sur le pied de guerre, tous prêts à fondre sur l’ennemi. Quel spectacle ! Et au milieu de tout ça, les insurgés en nombre et indisciplinés. Onésime m’a fait un beau cadeau en me demandant de faire la sécurité. Je jubile.

Seul inconvénient : des nuages poisseux jaunâtres prennent à la gorge. C’est curieux que la ville soit si polluée un jouteri soir. Normalement toutes les usines sont à l’arrêt. Personne autour de moi ne sait ce que c’est ni d’où ça vient.

Je me mets à l’abri dans la tour du monument, et poste quelqu’un en faction pour me remplacer. J’en profite pour rédiger mon rapport :

            « Grande Agitation au port de commerce

            Rappels au calme par haut-parleur – rien n’y fait

            Feux clandestins

            Rixes dans les cales sèches

            Intervention de notre équipe de la brigade vélocipédique

Envoi de la deuxième brigade en soutien, avec béliers perce-foule et tortues d’assaut en bois

Nous prenons l’avantage

Les insurgés battent en retraite

nos hommes prennent en chasse le cortège

nous les tenons

Beaucoup d’hommes à terre, beaucoup de violence

Départ de feu dans l’ancien palais de justice

Evacuation du monument américain pour prendre le commandement afin d’entraîner le mouvement des insurgés vers le nord de la ville. »

Je descends quatre à quatre les marches de la tour et file à vélo avec mes hommes au coude à coude. Il va falloir tout donner. On roule dans les rues mises à sac pour mater l’insurrection. L’agressivité monte en moi. Nous pédalons en danseuse et à toute vitesse derrière la chienlit. Je fonce le premier dans la viande saoule des insurgés.

Coups de crosse et coups de poing. Je n’ai aucune pitié pour les essoufflés qui décrochent du peloton. Une main sur le guidon, l’autre en l’air, je lance à la cantonade « Pas de quartier ! » Loïc Siklo, un de mes hommes, me crie que la foule se dirige vers le nord de la ville. « C’est bien ! Surtout, bouclez toutes les rues adjacentes, pas de fuite, on va les épuiser dans la rue Jangeau et ils iront s’écraser contre les portes Transbourgeoises du rempart nord. »

La foule perd du terrain dans la côte. Sur les porte-bagages et à l’arrière des tandems, nos matraqueurs à double gourdins tapent à tour de bras. Sur leur VTT les lanciers aiguillonnent les traînards. « Continuez ! A force, ils vont se piétiner entre eux ! » On est sur leurs talons. Je fais signe de tirer les coups de sommation dans le dos. Les tortues d’assaut s’exécutent. Nous slalomons, mais nos roues se prennent dans les corps. Nous devons ralentir. Quelques têtes brûlées veulent nous prendre à rebours. Sabres au clair, nous les frappons. On remonte à vélo. D’un coup de sifflet, je donne le signal aux béliers perce-foule d’enfoncer le cortège par les côtés à une intersection de la rue Jangeau. Les rangs se clairsement mais ça galope encore. Les coureurs de fond tombent sous nos balles et les éclopés sont matés. Il reste encore du monde à se débattre devant nous ; tant mieux, il  faut des vivants pour les murs.

Je crois qu’ils ont eu leur compte. Inutile de forcer la mesure. « Que ça leur serve de leçon. » dit Loïc Siklo pendant que j’essuie mon sabre. « Tu parles, je dis, ça passe par une oreille et ça ressort par l’autre. »

La partie est gagnée, mais cette saloperie de poussière jaune tombe toujours et me fait larmoyer malgré moi. Le phénomène s’accentue à hauteur de Samartin. Qu’est-ce que c’est, bon sang ! La poudreuse s’accumule sur les trottoirs et la route ensanglantée. On doit respirer par le nez pour ne pas s’étouffer. Je réprime des envies d’éternuer.

Il faut que j’aille rejoindre Onésime au Stang Alar. Il attend sûrement mon rapport.

Je quitte mes hommes et, avec l’énergie d’un jeune homme, je traverse toute la ville à vélo. Rien ne m’arrête, seulement cette poussière qui fait chasser les roues. Je pédale en rasant les murs et les pas de portes où cette neige est moins présente grâce au débordement des toits. Ma respiration est saccadée, j’ai la gueule enfarinée. Toute cette poudre a un goût d’épice.

J’arrive enfin aux jardins du Stang Alar, complètement recouvert de jaune. Les sentiers, tout encombrés de matériel de construction, sont impraticables. Je me retrouve à rouler dans la pelouse. Je passe sous les grandes roues de bois qui servent à treuiller des pierres énormes, puis sous les pieds tripodes des grues de fer. Il fait vraiment nuit. Je ne discerne plus rien, les buissons, les parterres et les massifs de fleurs se mélangent dans le noir et le jaune qui tombe du ciel. Je contourne de justesse des quantités invraisemblables de blocs de béton. Vrai jardin lunaire en ruine et poussiéreux. J’abandonne mon vélo avant la petite montée qui mène au conservatoire de botanique où m’attend Onésime.

Je rentre en coup de vent, hors d’haleine, dans les serres défoncées par la végétation sauvage. Elles surplombent les remparts en construction et les ravins profonds... Quels lieux maudits !

Je traverse les anciens pavillons tropicaux, longe la cactuseraie désaffectée et passe en trombe devant les pépinières changées en terrain vague. Mes pieds s’enfoncent dans l’humus des plantes de l’ancien monde maintenant laissées à l’abandon. Je frôle des arbustes humides et lépreux. J’enjambe des arbrisseaux poussant de travers. Dans ces serres à la merci du chiendent et de la mauvaise herbe, les pâquerettes poussent dans la jungle et les pissenlits envahissent les dunes artificielles.

J’arrive enfin. Onésime est au fond, de dos, face à six personnages de haute stature, immobiles. Le troisième au centre a un sourire mauvais et les yeux noirs. Ce doit être le vecteur principal. Il a beaucoup changé mais je le reconnais à son uniforme, même décati. Son œil est sombre, on distingue à peine l’iris, et sa main droite tremble. Elle tremblerait bien plus encore s’il ne la serrait pas dans son poing gauche, ganté, d’étrangleur. Les autres ont piètre allure. Surtout, il en manque un. Ils étaient sept vecteurs à partir pour la forêt. Ceux-là sont juchés sur des montures en mauvaise forme. Derrière eux, les carreaux sont brisés et des fougères géantes passent la tête. M. Onésime Malouin se retourne, me jette un crayon, un bloc-notes et me demande de consigner toute la conversation. Je rétorque qu’il se passe des choses graves à Brest et que je dois lui faire mon rapport.

Il ne répond pas. J’obéis et retranscris l’échange entre Onésime et le vecteur principal. Les autres, tête baissée, restent silencieux, quasi morts, en tout cas pas plus vivants que le décor qui nous entoure.

En sortant, abasourdi, je chemine aux côtés de monsieur Malouin dans les rues désertes et jaunes. Il songe sûrement à ce qui vient d’être dit et à la mauvaise tournure que la réunion a prise. Pendant ce temps-là, je me dis que nous sommes des proies faciles et je reste aux aguets. La zone est sécurisée, mais on ne sait jamais.

Onésime ne dit rien, son visage est dur. Pour lui, je n’existe plus. Il est tellement fermé que son mutisme m’empêche d’en placer une. De toute façon, je ne sais pas quoi dire. C’est lui qui brise le silence, sans me regarder : « Vous avez bien tout noté ? Il faudra que je lise ça à tête reposée. » A tête reposée ? Alors que Brest est à feu et à sang ? Qu’importe. C’est lui le patron. Je lui remets le document quand, soudain, mon regard est attiré par quelque chose au loin, vers le nord-est.

    Regardez, qu’est-ce que c’est là-bas, dans le ciel ?

    Ce sont des flammes. Pour autant que cette saleté jaune me laisse voir.

    C’est à Samartin, oui, ça doit être le cimetière qui est en feu. J’y vais !

samedi 23 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 8/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.



Calepin de Jeannie Negadel, gargotière

 

            Le jouteri 30 jovial, an XXVI, dans la nuit

Je ne sais pas comment je trouve encore la force d’écrire après de tels événements. C’est comme si tout le reste devait attendre, même le repos. Si j’attends, si j’oublie, c’est foutu. Mes nerfs sont à vif mais il faut que je raconte cette soirée de joutes même si la fatigue me met à rude épreuve. Mon crayon s’agite et me tient éveillée.

Comme tous les jouteris, je m’installe avec mon fourbi sous le cours Dajot, l’endroit idéal pour la restauration ambulante. Mes brochettes de saucicéleris-branches partent bien, mais y a une drôle d’ambiance. C’est pas tant l’électricité dans l’air, il y en a toujours eu, mais plutôt comme un climat de révolte. On n’entend plus les chansons à boire habituelles, mais des slogans et des discours contre Salouis.

Dès le départ, il n’y a plus de limite et je m’y connais. Ça ressemble à une manifestation d’enragés. Un règlement de compte à grande échelle.

On me dit : « Ce soir c’est la révolte. Tu feras la tambouille une autre fois, Jeannie ! »

De toute façon, avec une telle pagaille, mon stand n’aurait pas duré longtemps. Autant grossir les rangs de l’insurrection.

Les reproches faits au gouvernement de la ville portent sur la sécurité et les risques qu’on fait prendre aux ouvriers sur le rempart sud-est. Et puis, c’est vrai que l’homme-arbre de la soirée dernière laisse à penser que la forêt nous envahit déjà. C’est très inquiétant. Que font les gardes ? Que fait Onésime ? Et combien de mes clients sont morts d’épuisement pour rien ? Il faut que ça cesse et qu’on s’occupe nous-mêmes de la politique de la ville.

Ça crie en rythme : « L’autogestion ou la mort ! »

La nuit tombe. Les fêtards bousculent les employés préposés aux réverbères et piquent leur brandon enflammé pour allumer au jugé tantôt des lampadaires, tantôt le bout des branches des arbres du cours Dajot. L’enfer a ses lampions.

Jamais les joutes du port n’ont été aussi violentes. Dire que d’habitude on organise des spectacles et des concerts…

Me revient cette scène de combat au milieu d’une cale sèche. C’étaient deux brutes qui n’étaient pas d’accord. L’une d’elles a envoyé son poing si fort dans la figure de l’autre qu’on aurait dit que la frappe prenait encore son élan au moment de l’impact. La victime est tombée lourdement au milieu de l’arène, cachée par la foule en délire.

Alors que j’essaye de m’orienter, une fumée lourde, chargée de toute l’humidité des lieux, me soulève le cœur. Les feux sauvages prennent de l’ampleur. Dans l’obscurité, les remparts de pierres rouges clignotent face aux flammes dansantes, et la végétation sèche s’embrase. Partout, la foule d’un seul tenant s’agite en tout sens à perte de vue. Le port est noir de monde. Les bastons forment des grumeaux. Des passages à tabac, tous les dix mètres, me font dresser les cheveux sur la tête. Les combats se multiplient à gros bouillons d’insultes. La rage se mord la queue. C’est la furie, à sang et à cris. Les joutes sont des pugilats. Ça se castagne. J’avance toujours. Quoi faire d’autre ?

Il n’en faut pas plus pour que la BAPAV (Brigade Autonome de Protection À Vélo) fasse une arrivée fracassante sur le port. La trentaine de bicyclettes disperse les fêtards. Mais pas pour longtemps. Ils arrivent juste quand la fête commence. Ces cyclistes apportent seulement un peu de sang frais. On veut se mesurer à eux. L’accueil moqueur des fêtards, les mouvements louvoyants des forces de la BAPAV, les premiers jets de bouteilles, les bris de verre et les ruades se mêlent dans un tohu-bohu infernal.

C’était seulement la première fournée. D’autres brigades arrivent, plus nombreuses encore et mieux équipées. On rigole moins. Le chaos que nous formons, contraints et forcés, se dirige vers le nord. Nous remontons en cortège le cours Dajot puis défilons dans la grand’rue Jangeau. La BAPAV nous talonne et nous matraque. De prédateurs, nous devenons troupeau. On nous presse, et on se presse les uns contre les autres. On ne se sent plus du tout des ailes.

Y a du monde partout. Affolant. Des réfugiés avancent ahuris parmi nous. On les reconnaît à leurs loques, mais ils se fondent dans le grouillement des jouteurs en guenilles, leurs vêtements déchirés par les combats de rue.

L’air est un orage au ras du sol.

La peur de prendre des coups et d’en donner malgré moi. Il faut avancer. La BAPAV n’est pas loin, elle est tout autour. Nous sommes encerclés.

Faudrait rendre compte des cris, des affrontements autour de moi. Impossible. Panique et confusion générale.

Je me sens toute petite à m’en noyer. Ce que j’observe est une infime partie de tout un capharnaüm qui me dépasse.

Ça crie sans se comprendre alors ça crie encore plus fort. Des voix cassées me tapent dans le dos. Plus vite ! Plus vite !

Les hommes sont noirs dans la nuit. Leurs silhouettes s’agitent comme des draps en plein vent. C’est terrifiant.

Nous sommes sourds. Les sons, les percussions nous traversent en pleine poitrine sans passer par les tympans. Nous résonnons du ventre comme des caisses claires à l’envers. Le son porte avec lui ses coups.

Qu’est-ce que je fous là ?

Fanfare de cris désaccordés.

Prise à la gorge par le tonnerre étouffé des vitres en miettes. L’écho des coups de feu me fracasse le crâne.

Je ne sais plus où donner de la tête.

Je ne reconnais plus la ville arrachée à sa nuit noire.

A mes pieds, je ne veux pas savoir sur quoi je marche. Je ne veux plus voir.

Corps en nage qui font tout trembler autour de moi.

Des gens partout. La population de Brest a quadruplé ou quoi ? Frénésie. Je ne peux pas fuir.

« On va où ? » Les gens s’appellent de loin, les yeux rougis d’angoisse. Ces visages exorbités me frappent en plein cœur.

Apeurés, mes yeux cherchent une sortie.

Mes cinq sens aux abois se débattent dans ma cervelle.

Je me sens folle au milieu des fous. Ma raison me gêne, c’est un caillou dans ma chaussure.

La tête me tourne. Où que je tourne la tête, d’autres têtes se tournent.

Ce n’est pas loin d’être la guerre. Nous sommes une armée en déroute prise en tenaille par la BAPAV.

En plein chambardement, saoule de fatigue ; ce n’est pas le moment.

Nous avançons toujours tout droit dans la rue Jangeau, les uns sur les autres et complètement désorientés.

            A hauteur de nulle part, nous apercevons enfin le rempart nord et les portes Transbourgeoises.

Sauvée.

La BAPAV lâche prise et fait demi-tour.

Impossible de compter les morts dans la nuit. Impossible d’y voir clair. Il y a de la brume ou du brouillard.

A la lueur des becs de gaz qu’on vient d’allumer sur les remparts, je m’aperçois que mes mains sont poudreuses et dorées. Les créneaux sont recouverts d’une suie couleur fauve. Qu’est-ce que c’est ?

            Tout est jaune mimosa.

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mardi 19 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 7/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.



Agenda d’Onésime Malouin, coopérateur de Brest

 

Le jouteri 30 jovial, château de Kerstears

12h07

Des volutes d’encens me frôlent le visage et la fumée lourde de mon cigare ne tient pas aussi longtemps dans l’air que ces nuages osseux dans le ciel.

 

            12h18

Je n’ai pas touché mon déjeuner. Pas du tout faim. Je digère ma bile du matin au soir. Je me sens comme un dieu dans son Olympe : je me nourris des odeurs parfumées qui montent des cuisines. Ça me suffit amplement. J’écris le nez repus.

 

13h16

            Les rapports de mes espions m’inquiètent, je n’aime pas du tout les nouvelles manières de Diogène. Il passe son temps à Samartin, ce quartier de dissidents. Il doit être en train de manigancer quelque chose dans mon dos. S’il était mon subalterne, je lui aurais depuis longtemps fait savoir que son bureau se trouve à Salouis, dans la forteresse. Seulement, il est plus ancien que moi et il a le respect, voire l’amitié, de bon nombre de Brestois. Je ne peux pas m’en faire un ennemi. Heureusement que nous nous voyons peu. J’ai bien fait d’établir mon QG au château de Kerstears finalement. Ça me permet de superviser l’avancée des travaux autour de Brest. Et puis, par la grande fenêtre de mon bureau, j’ai une belle vue sur la roseraie du jardin, encadrée par deux lions de pierre, et la rade à l’arrière-plan dans la ramure des arbres de mon parc.

Comme ma politique coopérative patauge, il faut me concentrer sur la défense de la ville ; ma seule gloire pour le moment. Les remparts de l’est sont mon idée, et tout le monde travaille à leur édification.

S’en souvenir quand ça ne va pas.

 

            13h37

Ne surtout pas m’égarer. Je ne dois pas non plus laisser la colère me gagner, ni la paranoïa. Après tout, Diogène fait son travail. Laissons-le de côté pour le moment. Il y a plus urgent. N’y pensons plus.

 

14h09

Le pouvoir me met à rude épreuve. Tout commence à s’embraser autour de moi. Ça va trop vite. La forêt approche dangereusement et la défense n’est pas opérationnelle. Il y a toute la portion des remparts qui longe les vallons du Stang Alar à faire sortir de terre. Les travaux sont lents, je dois mobiliser tous les jours des dizaines de boisilleurs pour défricher la zone. Hors de question de laisser un pouce de terrain à la forêt. Pour ça, j’applique à la lettre la politique de la terre brûlée. Le problème, c’est que ça prend du temps. Il faut faire des coupes rases avant de poser la moindre pierre. J’ai beau galvaniser les troupes en me rendant quotidiennement sur le chantier : la forêt est là, et bien là. Devant la brèche, mes hommes s’épuisent à nourrir et entretenir les brasiers pour éviter la repousse des plantes invasives. La prolifération d’arbustes et d’arbrisseaux pionniers mettent à mal mes plans. Mes experts ont remarqué que le bois est trop vert et trop gorgé d’eau pour brûler rapidement. Il est pratiquement ininflammable. C’est désespérant de revoir le taillis pousser dans la cendre de la veille. Je ne pensais pas la forêt si dure à cuire, elle va voir de quel bois je me chauffe. Il nous faudrait des désherbants mais nos ateliers et nos raffineries tournent à plein régime pour fabriquer des produits de première nécessité et de la poudre afin de tenir le siège qui s’annonce. On défoncera le fût des arbres à coups de canon s’il le faut. J’aurais aimé choisir l’attaque plutôt que la défense mais la forêt nous a pris de vitesse. Quelle ironie.

 

15h37

            Beaucoup pensent que je veux rétablir le pouvoir pour en jouir égoïstement. Et pour cela, on m’oppose la figure pure et désintéressée de Saul. Les temps n’ont-ils pas changé ? Ne faut-il pas innover ?

Je ne vois que pagailles et tensions. Le désordre est partout au nom du bien, du mieux, de la révolution pour tous. On loue le passé, on désapprouve le présent et on craint l’avenir. Saul s’est donné corps et âme à la politique, il l’a payé de sa vie et de sa raison en partant au diable. Moi, je veux bâtir un système politique stable et fort. Nous n’avons pas le choix. On me reproche ma politique sécuritaire, mais la situation ne l’impose-t-elle pas ? On me juge responsable des différences sociales de plus en plus marquées dans la ville, je n’y peux rien. J’ai toujours pensé qu’une coopérative brestoise serait souhaitable pour ma ville. Samartin y voit un despotisme, moi j’y vois plutôt un ordre naturel : ceux qui savent cultiver cultivent, ceux qui savent construire construisent et ceux qui savent diriger dirigent. Chacun sa place.

A courir dans tous les sens et à m’épuiser jour et nuit, je n’ai pas tellement l’impression d’être un privilégié. Les Samartinois sont persuadés d’être des esclaves enchaînés. Ils ne voient pas, comme moi, les maillons de cette chaîne que nous formons tous, unis les uns aux autres.

Les Samartinois sont des idéalistes aux esprits étroits. Ils veulent retourner le pouvoir. D’accord, mais pour quoi faire à la place ? On se demande bien. Qu’ont-ils à apporter ? Le désordre ? Ils veulent me destituer, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils empoisonnent leur existence, et celle des autres, pour des notions vagues auxquelles ils tiennent. Leur autre obsession c’est Salouis qu’ils voient comme un paradis bourgeois. Ils oublient un peu vite les industries, la saleté de certaines rues et la vie parfois rude qu’on y mène.

C’est simple, nous ne pouvons pas nous comprendre. Je vais être obligé de les mater s’ils ne se tiennent pas sages.

 

15h45

C’est à cause de Saul que la politique de la ville est à ce point minimale et gagne-petit. La seule chose de bien qu’il ait jamais faite, ce sont ces murs, et encore c’était mon idée. J’ai dû m’imposer pour qu’il finisse par céder, mais il était déjà bien faible. Je n’ai eu qu’à lui placer cette idée sous la gorge. A l’époque, il essayait déjà de masquer son mal. J’ai eu du flair. J’ai senti quand le ver était dans le fruit.

Je fais bien de rester à ma place de coopérateur. Ma position, en apparence modeste, me confère quelques pouvoirs : celui d’empêcher de nouvelles élections, par exemple. En l’absence du bourgmestre, c’est le coopérateur qui assure la régence.

 

15h52

Il faut remettre la politique à sa juste place : c’est-à-dire au sommet.

 

16h05

Ma hantise, c’est de finir comme Saul. Je crois qu’il est malade et qu’il est allé se cacher comme un rat pour crever. D’une maladie honteuse, sûrement. C’est ce qui arrive quand on s’amourache d’une médérinaire qui couche au milieu des bêtes et des malades.

 

16h17

Je suis peut-être le dernier à avoir vu Saul Acedia. C’était au cours d’une de mes insomnies, je me promenais sur le chemin de ronde quand je l’ai aperçu partir vers le nord. Son ombre traînait derrière lui, on aurait dit qu’un linge sale collait à ses talons. Il essayait de fuir la lumière jaunasse des becs de gaz. Je ne l’ai pas reconnu à sa silhouette, mais à son ombre, à son ombre qui le trahissait, l’allongeait et, en quelque sorte, disait tout de lui.

Un rapport atteste que plusieurs Brestois l’ont vu passer ce même soir. Le lendemain, Saul avait disparu. J’aurais pu l’abattre froidement, de loin, d’un tir silencieux et bien placé. J’aurais fait porter le chapeau à un garde et l’aurais défendu en disant qu’il l’avait pris pour un rôdeur et que le couvre-feu n’était pas encore levé.

Je regrette, ça m’aurait sûrement simplifié la vie de l’avoir éliminé comme ça. Après ce fait-divers du bourgmestre assassiné, on serait passé à autre chose vite fait bien fait.

           

            16h31

Je me demande ce que Diogène trouve à Saul.

Moi je le boufferais. Je l’imagine traîner sa vieille carcasse de bourgmestre quelque part. Tant qu’il sera vivant, je n’aurai pas de repos. Je veux le savoir mort ou vif et agir en fonction.

Maintenant, j’ai des envies de guerre, on a les défenses pour ça. Qu’elle vienne après tout cette forêt, elle verra bien qu’on n’a pas la main verte.

 

17h45

On m’avertit à l’instant qu’il y a du grabuge en ville, sur le port, un peu partout. J’avais oublié que nous sommes jouteri. Ce sera la pagaille ce soir.

 

18h07

Mon vaguemestre vient de m’apporter le courrier. Il pense avoir des nouvelles de l’extérieur. Je tressaille. C’est une lettre du vecteur principal. J’ai reconnu son cachet en cire d’abeille, ressource trop précieuse pour provenir d’une autre main que la sienne, et l’empreinte de sa vectorielle ne laisse aucun doute. Il a peut-être trouvé quelque chose.

 

Voici la lettre écrite d’une main tremblante :

 

            « Onésime Malouin,

            Rendez-vous aujourd’hui a 21h00 au Stang Alar, a l’intérieur des serres de l’ancien conservatoire de botanique. Nous parlerons.

            Salutations,

            Le Vecteur Principal »

 

            20h31

Je vais quitter mon bureau et me mettre en chemin. J’en profiterai pour m’assurer de la progression des remparts.

Pendant ce temps-là, tous les ouvriers qui commencent tôt et finissent tard leur journée, abrutis de travail, vont s’algooliser dans les rues. Ils débauchent pour la débauche. Sûrement qu’ils doivent avoir besoin de cette soupape, cette tradition du jouteri soir que je ne peux pas supprimer sans me mettre tout le monde à dos. Espérons qu’il n’y aura pas trop de casse.

 

20h34

J’informe mon boisilleur en chef, Bill Kerreizh, du rendez-vous qui m’a été donné. C’est l’homme à poigne qu’il me faut pour veiller à ma protection et assurer mes arrières. Je crains une révolte.

Les consignes sont simples : qu’il sécurise la ville et veille à ce que le Stang Alar soit sûr le temps de mon entretien. L’idéal serait de repousser tous les jouteurs au nord, à Samartin. Je les veux loin de Salouis. Surtout, qu’il n’hésite pas à utiliser la force et la répression en cas de besoin : beaucoup de geôles sont libres au château et nous n’avons jamais trop de bagnards pour faire avancer les travaux de la défense. Ensuite, je veux qu’il revienne à son poste au Stang Alar et me fasse son rapport. Il ne faut pas perdre de vue la forêt.

J’ai confiance en Kerreizh. Il dirige d’une main de maître ses équipes de boisilleurs et garde la maîtrise de l’incendie à la lisière des bois. Il fait du bon boulot.

Que m’importent ces rustauds du jouteri soir qui se battent entre eux à jour fixe. C’est la forêt qui doit rester mon objectif principal.

 

            20h37, sur la route du Stang Alar

Quand même, il ne faut pas que je délègue trop souvent mon pouvoir. Je me demande jusqu’à quel point mes hommes de main me resteront fidèles : je ne les tiens ni par l’argent (ils gagnent bien peu), ni par le pouvoir que je leur confère (ils me sont le plus souvent complètement inféodés.) Ils me suivent uniquement parce que je leur ai fait une promesse, une promesse qui m’est de jour en jour plus difficile à tenir : rendre à la ville son prestige.

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samedi 16 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 6/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.



Feuillets de Phyllias Nomic, botaniste

            Merceri 29 jovial, fin d’après midi, cimetière Samartin

Reçu un pli ce matin :

« viens aux jard. de la penf. à midi - service à te demander »

C’est Héloïse. Mon cœur fait des bonds. Tout autour devient bonheur et joie, même les gueules de bois tuméfiées des travailleurs en route pour les remparts.

 Je n’irai pas au cours de Coudol ce matin. Je perds peu à peu l’envie d’étudier. A quoi sert un enseignement si on ne peut plus obtenir la profession qu’on mérite ? De toute façon, j’ai la tête ailleurs et je ne pense qu’à rejoindre Héloïse.

Je l’ai toujours eue dans la peau. On s’est rencontré à la faculté, elle en étude de médérinaire, moi en botanique, et on a sympathisé. Un peu plus tard, quand je lui ai avoué mes sentiments, elle avait déjà sauté dans les bras de Saul Acedia. Depuis sa disparition, depuis six mois, j’attends ce genre de lettre et la voilà enfin !

Je sors de chez moi, du 22, carré 9, rang 1, du cimetière Samartin. Je suis d’excellente humeur, au point de trouver les maisonnettes en pierres tombales charmantes. Mes voisins me rendent mon bonjour. Ils doivent me trouver bien guilleret. Dans ce quartier triste, un sourire, un petit rien détonnent.

J’attends le tram à l’arrêt Samartin. Je me sens bien, je me sens frais. Je me laisse aller à regarder le ciel au-dessus des toits.

Le tram arrive, je m’installe sur la banquette avant d’où on peut voir le cul des vaches tracteuses broutant l’herbe entre les rails. Direction les jardins de la Penfeld où Héloïse lézarde sûrement au soleil comme un animal à sang froid. J’ai dans la main son billet que le contrôleur a composté par mégarde. Il y a un trou dedans. Tant mieux, je pourrai y passer une ficelle et le porter au cou, comme un talisman. En attendant je le lis et le relis. « Jard. de la penf. » ce sont les jardins de la Penfeld, il n’y a pas de doute, mais dans mon trouble je préfère m’en assurer. Au fond, je ne le lis pas, je le contemple.

Dans la rue Jangeau, il y a foule. C’est un merceri, les gens se précipitent dans les boutiques. Moi, je ne suis pas très bien habillé. Au moins, mes vêtements sont propres, ils sentent le savon d’algue et j’ai fait bouillir ma chemise au moins une heure. Maintenant, le tissu est aussi doux que mes joues parfaitement rasées.

Les vaches du tram sont gênées par les badauds et les acheteurs qui traversent la voie ferrée n’importe comment. Ils passent de boutique en mercerie, de mercerie en troquet. Mes rêveries vont et viennent comme les passants, s’arrêtant sur tout et rien. Il y a des enfants qui distraient les vaches, et leurs parents, pressés, qui les retiennent par la main. Le conducteur gueule un coup puis tire sur une courroie, qui permet d’ajuster sur les yeux des vaches des œillères en bogues de marronnier d’Inde, Aesculus Hippocastanum. Les bestiaux meuglent puis continuent leur route, tirant derrière eux nos voitures pleines à craquer de voyageurs et de marchandises à répartir dans tous les quartiers de Brest. La chaleur est douce en ce mois de jovial. Les voyageurs lisent Brest-éclair : « Le Relecq et Guipavas en pleine forêt : et toujours aucune nouvelle des vecteurs » indique la une.

Je descends avant Salouis. Mon billet ne me permet pas de passer les portes Liberté. Tant pis, je longerai les remparts du quartier sans rien voir des belles boutiques de l’hyper-centre. Je marcherai dans les douves peu profondes et boueuses au lieu des trottoirs impeccables de la rue Desiam. Qu’importe, je suis en avance, comme toujours quand on est amoureux, et mon bonheur, contrairement à mon pantalon, sort des sentiers battus immaculé.

Au détour de Salouis que je laisse derrière moi, j’aperçois le grand barrage de Recouvrance, avec ses deux tours énormes, et mon tramway qui le traverse au pas lent des vaches. Au loin la mer verdâtre, et en contrebas les jardins de la Penfeld d’un vert émeraude pailleté de fleurs et de fruits foncés comme des ombres. Au centre, dans l’ancien lit de la rivière asséchée, il y a des plates-bandes potagères à perte de vue. Sur les côtés, des carrés de cultures céréalières encaissés dans les anciens bassins. Dans le n°1, du sarrasin en fleur, Fagopyrum esculentum, dans le n°2 du froment, Triticum aestivum, qui monte et tangue sous le vent, dans le troisième, un peu au fond, peut-être de l’orge avec ses épis aux cheveux dressés. Je mets un temps avant de me souvenir de son nom, Hordeum vulgare. A défaut de me passer en tête des poèmes d’amour, que je ne parviens jamais à apprendre par cœur, je nomme les beautés botaniques par famille, par genre et par espèce. Je descends les marches de la porte Tourville. Je passe à côté des vieux bateaux, dressés à la verticale et bourrés de grains ; quels silos ingénieux ! Je retrousse mes manches et déboutonne mon manteau pour sentir le vent qui souffle dans la plaine, et termine son parcours en allant hululer là-haut dans les haubans du barrage.

Moi qui ne mange que de la patate molle et du grain moisi, toute cette abondance me rend fébrile. C’est un paysage qui donne de l’appétit. Mon estomac s’en émeut. Cueillie dans un verger, je croque une pomme. Elle aurait peut-être été meilleure à la mi-fructôse, mais sa chair serrée de sucre est bonne et dense. Je passe sous les tunnels de branches des fruitiers couleur rouille et tout festonnés de lichen pour déboucher sur les vignes en désordre couvertes de grappes qu’on pourrait prendre de loin pour des cultures de moules tellement les grains sont noirs et gros. Je remonte sur le quai de l’ancien arsenal par une échelle aux barreaux incrustés d’anciens coquillages qui me font mal aux mains.

J’arrive au lieu du rendez-vous, en bas de la colonne de la Consulaire, ce vestige de canon redressé.

Héloïse est déjà là, assise auprès des grilles. Elle ne m’a pas encore vu. Elle doit s’attendre à me voir arriver dessous les gros tilleuls verts au tronc court, droit devant elle. On ne sait pas si elle réfléchit, si elle s’ennuie, si elle est triste ou concentrée. Elle est dans sa blouse blanche un peu trop large. Son pied nu, sorti de son sabot, bat la mesure ; sans doute un peu d’impatience, un peu de frénésie. Ses cheveux, même attachés, bouclent sur sa nuque et ses tempes. Ils me saluent, ils me font des signes soyeux.

Je m’assieds près d’elle sur une borne d’amarrage. A la voir, je me dis que je me suis peut-être emballé, qu’après tout, elle ne m’a pas envoyé un pli pour compter fleurette. Non. Elle est même de sale humeur. Ses ongles sont rongés jusqu’à la lunule. Quand elle m’aperçoit, son regard ne s’éclaire pas comme le mien. D’un coup sec, mes pupilles et mon cœur se resserrent.

On dirait bien que j'ai lu ce pli sans le lire. J’allais parler, mais après un sourire fatigué en guise de salut Héloïse me dit : « Il faut qu’on aille derrière l’hôpital Morblanche, il y a un tas de bois que le chef de la sûreté veut que tu analyses. Tu verras, c’est bizarre, c’est un genre d’homme-plante, il est mort, je te passe les détails. Toi qui es botaniste, il te demande de l’examiner, d’en faire une autopsie et de lui envoyer le bilan par courrier. Il faudrait savoir ce que c’est, ce qu’il lui est arrivé et son identité, si tu peux… Tout ça ne me regarde plus. Les plantes, c’est ton truc. J’ai suffisamment d’animaux à soigner, humains compris.»

J’emboîte le pas, la mort dans l’âme, jusqu’à l’hôpital où elle me remet une hotte en osier pleine de morceaux de bois très lourds. Elle me dit « Je l’ai débité en morceaux pour que ce soit plus transportable et moins voyant. Fais gaffe ça suinte. La chair, ou le bois, est encore verte. »

Moi aussi elle me met en pièces, et moi aussi je saigne.

Quand elle me demande si j’ai bien compris tout ce qu’il faut faire, je réponds « oui oui » sans desserrer les dents. Seul geste un peu affectueux : elle m’aide à passer les bras dans les bretelles de la hotte. On se quitte sur le parvis de l’hôpital, elle très droite, requinquée, prête à soigner ses patients, moi chancelant, tout ployé sous mon faix.

Héloïse, c’est la rudesse d’une garde-malade et le caractère taciturne d’une femme qui s’occupe des animaux. Et pas aimable avec ça, mais je l’aime. Je l’aime autant que je me trouve bête. On est complémentaire : moi je suis tendre, un vrai brin d’herbe.

Je remonte cette étrange dépouille en morceaux à travers la ville et sans économiser ma peine, me reprochant de ne pas avoir demandé à Héloïse si elle pensait toujours à Saul. Elle aurait pu répondre à cette question, elle me devait bien ça. Enfin elle m’aurait dit « où veux-tu en venir ? » Et je lui aurais répondu « nulle part, je me demandais juste, à bientôt » et j’en serais arrivé au même point avec toujours ma hotte sur le dos et le moral dans les chaussettes.

« T’as vraiment merdé » je souffle entre mes dents tout en réajustant le fardeau sur mes épaules.

Les vaches du tramway me doublent dans la montée de la rue Jangeau. Elles s’arrêtent à chaque arrêt, pas moi. Direct à la maison et au boulot. Je n’ai pas la tête à autre chose qu’à bûcher (c’est le cas de le dire) alors je vide mon fardeau de bois. « Il n’y a que le travail qui puisse un peu me consoler » je me dis.

Déjà, ça commence mal : je ne connais pas le nom de l’essence qui produit ce bois étrange et noueux. Pour un peu je bazarderais le tout dans la cheminée avec pour allume-feu le pli d’Héloïse tout chiffonné. Tout compte fait, je m’y mettrai dans la nuit. Je vais prendre l’air sur le mur du cimetière, assis face à l’est. Le coucher de soleil dans le dos. Comme ça, face à la forêt menaçant le ciel et la terre, je penserai à Héloïse. A cette heure, elle doit être quelque part en train de fumer, probablement sa courte pipe en terre, les yeux dans le soleil couchant.

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mercredi 13 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 5/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.



Fiches d’Onciale Coudol, bibliothécaire et linguiste

Le merceri 29 jovial, an XXVI, en fin de matinée

C’était la cohue ce matin, je n’ai pas arrêté. Je ne sais pas combien d’ouvrages j’ai pu tamponner en quatre heures. Tout Brest m’emprunte des livres. C’est à croire que la population ne fait plus que lire et construire des murs. Elle fuit les problèmes dans les mots et se cache derrière les remparts. Personne ne veut entendre les mauvaises nouvelles qui nous viennent de l’est. On préfère encore les livres.

Je suis allée voir tout à l’heure, le rayon botanique est vide. Tout le monde s’est jeté dessus. Est-ce ainsi qu’ils cherchent à connaître leur adversaire ? La plupart des flores sont désuètes. La forêt qui s’avance n’a rien à voir avec le monde végétal que des générations de chercheurs ont étudié, inventorié et classé. Phyllias, l’un de mes élèves, me l’a dit : « Ce qui vient de l’est n’est catalogué nulle part. Rien qu’à l’œil nu, on voit bien que ce n’est pas une forêt classique. » Il aimerait aller sur le terrain, quitter la ville et essayer de comprendre ce feu roulant de verdure. Phyllias aurait aimé être vecteur, il me l’a dit. Je sais qu’il en a les capacités, mais il est pauvre et vit à Samartin dans le cimetière. Cela suffit à le disqualifier aux yeux de Salouis…

Je le vois bien ici : les gens viennent à la bibliothèque en obéissant à une ségrégation sociale tacite. Les pauvres feuillettent la presse, la mauvaise encre du Brest-éclair sur les doigts puis sur la langue en tournant les pages. Les riches de Salouis, eux, s’absorbent dans de beaux ouvrages que je vais chercher à la réserve. Il y a les pauvres, qui viennent pour se chauffer, et les riches, qui font cénacle et salon sur les tables, entre les rayonnages.

Tous ingurgitent livres et revues. C’est une addiction qui surgit lors des périodes troublées. On voit tous les brestois un carnet ou un livre à la main. Ils ne peuvent s’empêcher de lire et d’écrire. C’est devenu compulsif.

Je lis, j’écris et j’enseigne mais je dois aussi m’occuper les mains. Je suis une cordonnière du livre. J’astique les plats de cuir, dépoussière les tranches, cire les dos et décrasse les coiffes en ménageant les tranchefiles. C’est tout juste si je ne refais pas les nerfs des reliures avec des passe-lacets.

Je suis toujours ici à me faire des ventrées de livres que je porte à bout de bras d’un rayon à l’autre, les cotes en tête et l’alphabet sur le bout de la langue pour bien les ranger. Mon charriot fait bombance d’ouvrages déclassés et je le pousse, comme un landau, sentant le papier à l’odeur ronde. Je range les livres usés, passés de paumes en paumes ; c’est ainsi que je serre la main des ancêtres. Parfois j’en ouvre un, pour le seul contact d’un papier qui s’est affiné comme un fromage inodore. Et j’en fais claquer dans mes mains en les refermant avec rudesse et dans un geste docte que j’aime. Il y a aussi le papier mou qui se déverse comme de l’eau sous mon pouce quand je feuillette rapidement. Les caractères noirs ressortent en paragraphes parfaits, bataillons furtifs bien rangés qui flattent mon œil. Mes yeux se reposent dans le blanc des marges avec mes pouces bien à plat. Moi, je les aime avidement, les livres.

Nous avons sacrifié une grande partie de notre confort, mais nous ne jetterons pas les livres, nous ne tournerons pas la page. On tient à notre langue morte que nous veillons dans nos carnets. On jure dans la rue, on s’apostrophe dans un patois de cuisine, on parle en canaille, mais on écrit dans un beau français qui ne paraît jamais aussi vivant qu’articulé sur le papier. La barrière de la langue, on l’a prise à la lettre ! On s’en défend. Après tout, on parlait encore latin après la chute de l’empire romain.

Je vais rejoindre la fac par la passerelle pour préparer mon cours.


Notes télégraphiques pour mon introduction sur le savoir des Anciens

Insister sur la stagnation du progrès, puis son déclin. Peut-être aborder avec les élèves ce que fut internet. Commencer rapidement une introduction sur l’archéologie de ses réseaux et sa disparition. Présenter le numérique et son langage binaire. Parler aussi de l’hégémonie de l’anglais sur le web.

Titre possible : « Une nouvelle ère : de l’écran au papier. »

Ouverture : « Durant de nombreuses décennies, le savoir dépendait d’un réseau électronique mondial. »

Donner une idée de ce que ça pouvait être sans trop rentrer dans le détail, ni tomber dans la légende ou le mythe. Casser les idées reçues et les affabulations sur la « magie » des ordinateurs.

Expliquer les « mondes virtuels », rendre compte du fonctionnement des « réseaux sociaux » et donner une idée de ce que pouvait être la vidéo à l’ère du net.

Si on a le temps, parler de la téléphonie mobile et plus largement des télécommunications.

Faire passer dans les rangs quelques vestiges de l’informatique. Insister sur l’âge d’or de cette technologie et du peu que nous en savons aujourd’hui par manque d’archivage et de leur obsolescence causée par la disparition des énergies nécessaires à leur bon fonctionnement.

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dimanche 10 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 4/21


Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.



Journal intime d’Héloïse Essoine, médérinaire


        Le merceri 29 jovial, an XXVI, au petit matin


        Une dure soirée de garde à l’hôpital. Je n’ai pas pu fermer l’œil. Seule, j’ai dû passer tout mon temps avec un malade atteint d’un mal étrange et, comme si ça ne suffisait pas, répondre aux questions indiscrètes du chef de la sûreté Diogène Savète, venu en triporteur à l’hôpital avec cet homme mourant. Pourtant, mon service s’annonçait très calme. Les vaches s’étaient couchées entre les lits, et les malades en cure de sommeil dormaient toujours, épuisés par la construction du mur.

       Je suis fébrile.

       J’ai le visage cireux de fatigue et le cuir chevelu qui me démange. Et puis je n’ai rien mangé. Je n’ai même pas faim. Pour moi, le matin est une deuxième nuit blanche dont la pâleur m’empêche à nouveau de dormir.

       Je suis partie prendre le soleil dans les jardins de la Penfeld où j’aime écrire dans un état de fatigue extrême, quand les dernières ressources de mon esprit viennent mourir sur le papier. J’en profite pour me presser une orange, frotter un peu de thym sur mes tempes et mâcher du ginseng. Trois produits aux vertus excitantes qu’on trouve en abondance dans les parterres ou sur les arbres.

       Il était au moins minuit quand Savète est arrivé en sueur sur le grand parvis de l’hôpital Morblanche. Dans la carriole du triporteur se trouvait un homme que j’ai cru d’abord en état de décomposition avancé, verdâtre, le corps, la peau recouverte de croûtes profondes.
       — Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça, monsieur Savète ?
       — J’ai pensé que ça pourrait vous intéresser.
       — Je ne travaille pas à la morgue. Je m’occupe seulement des hommes et des animaux malades de Brest.
       — J’aimerais savoir qui c’est. Je ne crois pas qu’il soit tout à fait mort. Il est apparu aux halles Samartin. J’aimerais que ça reste secret. Que ça ne revienne pas aux oreilles d’Onésime. Inutile de l’alerter là-dessus.
       On est entré dans l’hôpital avec le macchabé dans une civière. J’ai glissé le corps dans un grand lit du dortoir général, entre les bêtes couchées dans la paille et les dormeurs exténués. J’ai tiré les rideaux pour cacher la vue, difficile à soutenir, de cet homme en plein pourrissement. Il n’y avait pour nous éclairer que la pâleur lunaire qui filtrait d’un soupirail au-dessus de nos têtes. Savète ne respectait pas le silence de l’hôpital. Même si j’étais la seule à chuchoter, je lui ai tenu tête.
       — Je ne sais même pas pourquoi je l’ai couché ici. Il est dans un état terrible.
       — Vous pourriez l’ausculter, quand même ? Il était très faible, tout à l’heure, mais je doute qu’il soit mort. Je dois aussi vous dire qu’il était couvert d’une sorte de branchage sur tout le corps. J’ai tout cisaillé pour essayer de le sauver quand il s’étouffait avec de l’eau.
       — Ça n’a pas dû l’arranger.
       La carcasse ne bougeait pas, raide comme un piquet, mais comment refuser quelque chose au chef de la sûreté, Diogène Savète ? A contrecœur, j’ai commencé à l’ausculter. A l’aide d’un stéthoscope, je cherchais les battements du cœur sur ce qui devait être sa poitrine. Rien.
       — Les escarres de sa peau me gênent pour faire mon examen.
       — L’écorce, vous voulez dire ?
       On en a retiré l’équivalent d’un disque de dix centimètres à l’aide d’un scalpel. Savète le manipulait pour m’aider dans mon examen. Pas de pulsations, pas de rythme cardiaque.
       — Il est mort.
       — Non, regardez, il bouge un peu.
       — Ce sont les nerfs, mais il est mort.
    Je me suis penchée sur sa bouche, pas un souffle. Par acquit de conscience, j’ai même enfilé le tensiomètre sur le bras branchu – Tension nulle.
       — Je veux l’entendre, je veux savoir d’où il vient. Tout à l’heure, il voulait écrire. Vous n’avez pas quelque chose pour le faire remuer ?
       — Vous voulez le ressusciter pour l’interroger ? Le cuisiner comme vous m’avez cuisinée quand Saul a disparu, c’est ça ? Un instant, j’ai cru que vous vouliez vraiment le sauver pour lui-même.
       — C’est le cas. Songez que c’est peut-être un de nos hommes qui a été contaminé par la forêt.
       — C’est probable mais ça dépasse mes compétences et mes attributions, M. Savète. Je ne peux rien faire pour vous. Regardez tout autour, je passe ma journée à soigner des animaux et à veiller les Brestois qui se sont blessés sur le mur.
       Il s’en fichait. Son regard s’attachait au cadavre.
       — Et si c’était Saul ?
       — Je l’aurais reconnu, M. Savète. Ce n’est pas Saul. C’est à peine un homme ce que vous me présentez là. Je ne tiens pas une jardinerie.
       — Jurez-moi que ce n’est pas Saul et que si c’était le cas vous l’auriez reconnu.
       — Je l’aurais reconnu même brûlé vif.
       Il s’ébouriffait les moustaches et se grattait l’arrière du crâne en regardant tout autour de lui. Puis, la main sur le visage, il m’a demandé :
       — Ça ne vous surprend pas, cette métamorphose ?
       — Plus rien ne me surprend. Une forêt qui avance, des hommes qui construisent des remparts contre elle, et tous les jours, des hommes et des vaches malades.
       — Vous savez, Mme Essoine, que cette forêt est l’ennemi. Vous voyez bien que c’est d’elle que nous vient cet homme. C’est signé. Cet inconnu, là, rongé par la mousse et plein de sève, c’est elle. C’est encore elle.
       — Je vous l’ai dit. Je ne soignerai pas cet homme. Même s’il était de chez nous. Il n’y a plus rien à faire, M. Savète, et je m’y connais en malformation, en veau à deux têtes, en porc à cinq pattes, mais ça, ça ne me dit rien. De toute façon, il est déjà mort… humainement parlant.
       — Que lui est-il arrivé, et comment s’est-il infiltré ?
       — Ça, c’est à vous de me le dire. Vous êtes de la sûreté, non ? C’est à vous de chercher.
    Il ne savait plus quoi répondre. Je voyais bien qu’il se sentait bête et qu’il se disait à part lui : « Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? »
       — Il va falloir libérer le lit, M. Savète, votre arbre est bon pour la scierie.
       Il m’a regardé soudainement dans les yeux :
       — Une autopsie, vous pouvez faire ça ?
       — Je n’ai pas le temps mais je connais quelqu’un qui pourrait le faire.
       — Il n’est pas de Salouis au moins ?
       — Non, c’est un ami étudiant qui vit au cimetière Samartin.
       — S’il habite au cimetière, ça va. Je peux vous faire confiance ?
       J’ai raccompagné Savète jusqu’à l’entrée de l’hôpital. De retour au dortoir, j’ai étudié de nouveau notre homme. Il n’y avait vraiment rien à faire.

       Revoir Diogène Savète m’a remis en tête tout l’interrogatoire qu’il m’a fait subir et toutes les suspicions qui ont pesé sur moi. Tomber amoureuse de Saul et vivre avec lui m’aura coûté cher, et si notre séparation fut difficile, elle ne fut pas aussi dure que toutes ces brimades : suspecte n°1 au moment de sa disparition, accusée tantôt de complicité, tantôt d’assassinat. Je dois ma liberté aux filles du service qui m’ont défendue et aussi à la situation difficile que traverse Brest et qui nécessite ma présence à l’hôpital.

       Si je fais des gardes, c’est pour voir le moins possible de gens la nuit et dormir le jour. Je n’ai plus qu’un ou deux proches en dehors de mes collègues.

       Saul et moi, on ne pouvait plus vivre ensemble, mais je ne pensais pas que tout s’effondrerait après son départ. Quand je dis tout, je parle aussi de la ville.

       On s’est séparé d’un commun accord et on a coupé les ponts. Notre couple ne pouvait plus tenir. C’est toute ma vie sentimentale que j’ai dû déballer devant Savète et son équipe. Maintenant qu’il s’est persuadé que je suis innocente, il voit Saul partout, c’est son obsession, même dans cette charogne rejetée par la forêt. D’un côté, heureusement que la forêt se rapproche de nos remparts et que ça occupe tout le monde. C’est une belle occasion pour me ficher la paix.

       Je suis retournée voir le mort plusieurs fois dans la nuit : ce n’est pas Saul, cet homme dans le fond du dortoir. Je suis formelle. La taille ne correspond pas, la forme du visage non plus. Les mains n’ont rien à voir, les jambes sont tout à fait différentes. Même si le corps est déformé, noueux, dur et enflé, je sais que ce n’est pas Saul. Je sais qu’il est vivant, quelque part.

       Savète me fait pitié. D’inspecteur brillant, il est devenu cet être tout ramassé sur lui-même, superstitieux et pensif.

       J’ai retiré le corps et je l’ai caché derrière l’hôpital avant que les infirmières n’arrivent ou que les autres patients se réveillent. J’ai écrit un billet à Phyllias Nomic, le botaniste du cimetière Samartin, bien décidée à obéir à Savète. Après tout, s’il veut qu’on dissèque son bout de bois, on va le faire et cela ne me regarde plus.

       Je ne lui en veux pas, au fond, à ce pauvre vieux. Je lui ai même dit, avant qu’il ne parte :

       — Vous savez M. Savète, une personne, un individu, ça ne veut pas dire grand-chose. On croit connaître les gens, jusqu’à ce qu’ils changent. J’ai le respect du vivant, et je sais reconnaître les frontières de la vie et de la mort. Je peux soigner, mais il m’est impossible de transformer une chose en une autre. Je sais de quoi je parle.

       Maintenant, il est dix heures du matin et le soleil m’embrasse sur la joue dans les jardins de la Penfeld.

mercredi 6 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 3/21

Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman 

Là, le chapitre précédent

Calepin de Jeannie Negadel, gargotière

Métali 28 jovial, vers 22h00

Tous les soirs c’est la même cuisine, les gars de Samartin viennent goûter ma tambouille à l’abri sous les halles pour discuter le bout de gras après une dure journée à trimer sur les remparts. Le gros de ma clientèle, ce sont les maçons et les révoltés de la place Guérin. Ces Guérinois ne sont pas les plus bruyants depuis qu’ils ont fait vœu de silence pour ne plus perdre de temps à s’engueuler. Beaucoup disent que c’est surtout l’algool qui leur a brûlé la gorge (ou la cervelle) et que c’est de la foutaise ce serment qui les oblige à communiquer avec l’ardoise qui pend à leur cou. À défaut de bavarder et de travailler avec les autres sur le mur de l’est, ils ont construit un fortin tout en bois sur leur place. Il paraît que c’est leur nouveau quartier général.

Mais il y a parfois du gratin. Comme tous les métalis, M. Diogène Savète vient dîner seul. Aujourd’hui, il a plus mauvaise mine que d’habitude. Il a les traits tirés. Les vecteurs d’Onésime ne sont toujours pas là. « J’en attends beaucoup » il me dit. Ils lui raconteront peut-être leur expédition à l’est, comment ils ont parcouru toute la bordure de la forêt du nord au sud. Diogène mange tout seul. Les autres, mes habitués de tous les jours, le regardent par en-dessous en buvant leur soupe. Je m’approche de lui pour débarrasser son assiette et lui dépose une tasse d’algool.

« Il ne nous reste plus qu’à faire bloc derrière les remparts. Vraiment, je compte sur les vecteurs… Ils étaient sept ! » il me dit, à demi conscient de me parler, les coudes sur la table et les mains sur sa figure déjà mangée par des moustaches aussi grosses que le nez au milieu de la figure.

La pluie légère et tiède, celle qui fait remonter toutes les odeurs électriques du sol, tambourine sur le toit de tôle. Il ne manque plus que quatre murs à ces halles pour faire une véritable auberge. Ici, les murs sont en fumée de pipe et de cuisson. La clientèle parle peu, sûrement pour écouter la discussion des autres et les quelques mots de Diogène mêlés au bruit de la pluie. Une soirée étrange d’attente déçue, pleine d’un réconfort triste qui n’est plus de saison au mois de jovial. Justement, l’un de mes clients, l’air avisé, dit tout haut, à qui veut l’entendre : « Si jovial est crachin, la fin du mois sera chagrin. »

Chaque jour, je prépare le repas du soir dès le matin. Ce que j’aime, c’est cuisiner ce que je trouve. Composer avec les restes. Je me demande, en mettant le feu sous mes casseroles, qui sera là et, en découpant, en épluchant mes légumes, j’évalue à la louche pour combien il en faut. De bons mangeurs, pour la plupart. Ils préfèrent venir aux halles que rester chez eux. Ça leur évite d’avoir à mettre le couvert et à faire la cuisine (je sais aussi que beaucoup viennent pour se retrouver entre copains et boire le coup.)

Vers 16h00, je dresse le couvert sur les étals du marché abandonnés à midi par les commerçants et je passe le balai sous les tréteaux. Je fais bouillir la marmite avec pour combustible ce que je trouve par terre, principalement des morceaux de cagettes, et je la remplis de fanes de radis, morceaux de choux, carottes au nez cassé etc. Un peu à l’écart, je place auprès d’une colonne la grande table en chêne bricolée avec des restes d’échafaudages du temps où on restaurait la forteresse de Salouis. « C’est là que vont manger les gars » je me dis. « De bons sièges et une table où s’accouder. »

La fin d’après-midi passe vite dans ces menues besognes. Il est bientôt temps d’allumer le grand brasero au centre des halles, il fait déjà un peu froid et les gars des remparts de Samartin arrivent les uns après les autres. Fourbus, ils s’épongent le front dégouttant de pluie, dégoûtant de sueur. J’apporte pour l’apéritif des rôts de maïs géant qu’un des leurs fait tourner à la broche au-dessus des flammes et des barriques d’algool dont on verse une libation sur le feu pour le raviver. Ensuite, je retire les couvercles de mes casseroles, de mes fait-tout, de mes chaudrons : purée de céleri rave et sauce au fenouil accompagnés de légumes d’étemps.

Maintenant que tout est lancé, je n’ai plus rien à faire, que boire, parler et manger avec mes clients. Ce ne sont pas mes habitués pour rien : ils sont comme chez eux, ils se débrouillent. C’est ça que j’aime bien. Tout préparer, et les laisser faire et se servir et boire. Les petits ramassent par terre les grains de maïs soufflés, les grands parlent fort.

Diogène mange copieusement pour nourrir sa pensée qui fume. Je le vois mastiquer comme il travaille. Pas du tout gourmet, juste avaleur pensif. Il fait sa tâche comme je fais la mienne. Il mange vraiment avec sa tête, Diogène. Oui, avec sa tête chauve comme un ventre. Il a le cuir chevelu bien tendu. Et puis, quand il coupe un morceau, on dirait qu’il tire un trait à la règle. Quoi qu’il fasse, il ne peut pas s’empêcher d’écrire. Son couteau, dans sa main, fait porte-plume.

Les fumées de tabalgue sortent des pipes et s’accumulent dans le plafond des halles. Après le repas, on ne sent plus le vent froid nous traverser les os. L’algool, le feu, la nourriture nous jettent sur les épaules un grand manteau de bien-être, et tout le monde s’assoit par terre. Il fait 35° d’algool à l’ombre, et les gosiers s’échauffent. On raconte les nouvelles du mur, ceux qui tiennent et ceux qui tombent. La deuxième enceinte avance bien, oui, on aura bientôt fermé la boucle au niveau du Stang Alar. On s’inquiète déjà de ce qu’on fera après. « On va s’emmerder » dit l’un d’entre eux en regardant ses mains gercées.

La nuit avançant, on s’approche du feu qui dort et les ombres s’agrandissent.

« Du temps de Saul l’algool était meilleur, c’est pas vrai de boire ça. » C’est le vieux Boris. Il a raison, autrefois, les raffineries s’appliquaient. Maintenant, on bâcle. Boris me regarde pour voir si je le prends mal. Il voit bien que je m’en fous. Son voisin philosophe : « ce qu’on a perdu en saveur, on l’a gagné en goût de l’effort. On n’a jamais autant bossé. » Dit-il en tournant lentement son verre pour admirer la robe, même s’il fait nuit et que son verre est opaque.

A l’écart, il y a les forçats. Ils mangent seuls à califourchon sur le grand banc, pratiquement à l’extérieur. Si bien qu’ils sont rincés par la pluie. Ils ne s’en plaignent pas. Abrutis par le travail, ils sont toujours amorphes. Ils boivent cul-sec jusqu’aux yeux. Ils ne parlent jamais, ils vous regardent seulement d’un œil dur, toujours de profil. Ce sont des gars au cuir épais, francs du collier.

Il y en a aussi au milieu des halles, toujours debout, qui ne font que parler. Ils oublient leur écuelle froide sur une table et renversent leur godet quand ils expliquent quelque chose avec de grands gestes.

Et puis, dans un coin des halles, là où le feu éclaire à peine, les Guérinois s’échangent des messages codés sur leurs ardoises. A coup sûr, ils complotent contre le gouvernement de la coopérative. S’il nous arrive de nous moquer d’eux, on les laisse tranquilles car au fond on est d’accord : y en a marre d’Onésime. Je fais seulement les gros yeux quand ils me rendent chiffonnées mes belles serviettes de tables couvertes de craie.

J’ai de la sympathie pour les clients qui viennent manger sans faire d’histoire. J’aime leur façon de lever les yeux au ciel quand ils entendent une bêtise. J’en soupçonne certains de profiter d’une assiette à lécher pour tirer la langue.

            Je ne fais pas de la grande cuisine, ce n’est pas celle de Salouis, celle des grands restaurants. J’ai horreur de la gastronomie bourgeoise qu’on y sert ! C’est vraiment facile de mettre les petits plats dans les grands quand on exploite les paysans de Recouvrance et qu’on n’a pas à nourrir la main d’œuvre qui travaille sur les remparts. Chez moi c’est la popote humaine, c’est tout ce monde-là massé ensemble sous les halles. Moi j’appâte, et eux tous se cuisinent, se font revenir, se poêlent, se rissolent entre eux. J’interviens le moins possible. Il suffit de dresser la table, de cuire un truc et tout prend forme. Je laisse mijoter, j’observe et je goûte la soupe. J’ai toujours mon calepin sur moi, alors qu’il n’y a pas de commandes à prendre : je ne sers qu’un plat unique. Il me permet juste de noter à la volée tous les propos de table. C’est ainsi que j’éduque mon goût, que je travaille mon palais. Quand j’écris, la soirée me fond dans la bouche.

            Là ça vient, ça bouillonne. A ma droite, il y a des gens de la haute qui sont venus s’asseoir près de Diogène. Peut-être pour essayer de comprendre le retard des vecteurs. On n’a pas l’habitude. Lui n’a pas touché son verre. Complètement imperméable à la soirée. Les musiciens grattent, soufflent et tapent sur leurs instruments. Ça ne fait rien qu’un bruit désagréable quand on parle par-dessus. Je sens bien que Diogène se méfie de tous ces hommes de Salouis. Il n’a pas besoin de ces technocrates de l’algue, de ces inspecteurs des travaux finis.

A ma gauche, mes clients, fidèles et nombreux. Les buveurs apostrophent les gens bien mis de Salouis. Les bourgeois ne répondent pas. Ils se font insulter. Ils doivent s’imaginer que c’est en détournant le regard qu’on arrive à calmer le jeu. Mais je les connais mes clients, plus ils sont saouls, plus ils sont endurants. Ils en ont des choses à dire, et ils sont peu exigeants ! Parler dans le bruit, ça leur convient très bien. On me demande parfois de jouer la police, de virer les gueulards. Eh ! Comment ? Vous voyez une porte quelque part ? Tout le monde est le bienvenu, et ce serait mal vu qu’il n’y ait pas une ou deux bagarres, surtout avec des gens de Salouis : leurs costards se déchirent en suivant les pointillés. Un vrai jeu d’enfant !

            On a quand même pas mal bu. Machinalement, je vide mon verre, le nez sur mon calepin. Les coups pleuvent encore. Je me lève et passe de table en table pour desservir avant qu’il y ait de la casse.

La sauce prend.


Minuit

Merde alors. Tout à l’heure, comme d’habitude, je commence la vaisselle, dans l’auge débordante où vient vomir la gouttière et, en relevant la tête, je distingue une forme confuse dans un angle des halles, là-bas, contre la colonne. Je mets d’abord ça sur le compte de l’algool. La tête me tourne. Ça se dispute toujours, ça braille. Pour une fois, je joue mon rôle de gargotière. « Taisez-vous ! » je lance.

Au milieu de la rue qui longe les halles, sous la pluie battante et derrière l’épais nuage de chaleur humaine, il y a une silhouette. Elle bouge, sans que je puisse voir si c’est à cause du vent, ou bien si la chose avance ou recule. On dirait un buisson, mais un buisson velu. Des ronces, quelque chose comme ça. Qu’est-ce que c’est ? je dis.

On commence à suivre mon regard. Les cris, les engueulades cessent. Il n’y a que les musiciens, penchés sur leurs instruments, qui continuent de jouer. Je me rapproche mais je ne parviens toujours pas à bien voir. Sans qu’elle ait vraiment une tête, la créature immobile me dévisage. Je lui cherche quelque chose d’humain. A ce moment-là, comme j’aimerais lui trouver un manteau sur le dos, et même un dos, enfin, quelque chose de familier. Laissant de côté la vaisselle, je vais voir ce que c’est. En m’approchant, je ne sais toujours pas si je vais devoir secourir ou repousser cette masse glauque un peu plus loin dans le caniveau.

Ce qui me semble être un bras se lève, je sors enfin de l’écharpe de fumée. Impossible de distinguer quoi que ce soit. Il y a seulement ce bras long et sans articulation. Je m’approche toujours, un peu confuse. Les mains dans mon tablier, je lance : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » La chose approche un peu, sans que je puisse voir si elle avance sur des pattes ou des jambes. « Bordel, qu’est-ce que c’est ? » et je fais signe de venir à Diogène qui suit la scène du regard. Par bonheur, c’est le seul homme qui, en plus d’être sobre, fait figure d’autorité.

Le bras bizarre se rétracte lentement, puis la chose s’effondre sur elle-même, dans un bruit de craquement sec et d’eau fouettée. « Apportez des torches ! » hurle Diogène à ma clientèle. La lumière se fait peu à peu sur le monstre. « C’est quoi ? Un homme avec des fagots ? » chuchote un client. On pense tous à Saul, ou à l’un des vecteurs, mais ça ne peut pas être ça : un sac de branches tout crotté avec, au milieu, ce qui ressemble à un homme. Diogène s’essuie la bouche avec une serviette et me la tend : « Tiens, je vais essayer de le relever. » En se baissant, il détourne la tête, pour ne pas avoir de branches dans les yeux, et plonge les bras à l’intérieur. Ça bouge, ça se redresse. « Apportez-nous une chaise », on se précipite, « Non, plutôt un tabouret, le dossier va le gêner. » Une fois assise, la forme s’est un peu tassée. On entend une voix venant du nœud inextricable de branches, ou de membres, tout noir. « Dlo ! Dlo !» Quoi le dos ? « Dlo ! Dlo ! » De l’eau ? « I ! I ! » J’empoigne la hanse d’un seau plein. « Tiens, donne-lui. » je dis à Diogène. Les bras, les branches ou les bâtons saisissent le seau. On recule un peu. « J’avais encore jamais arrosé une plante comme ça » j’entends dans mon dos. « Eillon ! Eillon ! » Quoi, il veut bouffer ? « Aier ! Aier ! » Il veut bouffer ? La chose s’approche de moi, les doigts noirs, le bout des branches vient gratter mon crayon qui dépasse de la poche de mon tablier. « On dirait plutôt qu’il veut noter quelque chose.» S’il pouvait nous écrire son nom, d’où il vient… Mais il s’étouffe. « Qu’est-ce que tu lui as donné à boire ? » De l’eau, il m’a demandé de l’eau ! Il tombe du tabouret. Il tousse d’une manière atroce. Toute la forme hirsute se contracte, puis se dilate. « Faut appeler du secours ? Qu’est-ce qu’on fait ? »

C’est là que Diogène devient héroïque. « Va me chercher un couteau, on va virer ses branches, c’est pas normal. » Je prends le grand couteau à pain, celui aux dents longues. Diogène s’en saisit et, comme un forcené, scie toutes les excroissances. On voit apparaître les yeux, et la bouche qui halète. L’individu recrache l’eau, et reste sur le côté. « Bon, c’est humain. C’est déjà ça. » fait Diogène en continuant de tailler sans vergogne dans la masse. « Le fous pas à poil, il va avoir froid ! » crie un type.

Oui, c’est bien un homme. Il gît au milieu des branches. On voit nettement ses bras, ses jambes, Diogène les dégage comme s’il taillait un arbre en trogne. Maintenant, on dirait un nid et son oiseau. « J’espère que j’ai pas fait une connerie » me dit Diogène. « Dans tous les cas, je dis, il faut l’emmener à l’hôpital Morblanche en observation. On peut pas le laisser crever là. »

Tous les deux, on hisse l’homme dans la carriole de mon triporteur. Diogène se charge de l’emmener. « Qu’est-ce que je fais des branches ? Poubelle ? » je lui demande. « Au feu » il dit.

Le bois n’est pas sec. Il pète, il suinte dans le feu faiblard.

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