Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.
Calepin de Jeannie Negadel, gargotière
Métali 28 jovial, vers 22h00
Tous les soirs c’est la même cuisine, les gars de Samartin viennent goûter ma tambouille à l’abri sous les halles pour discuter le bout de gras après une dure journée à trimer sur les remparts. Le gros de ma clientèle, ce sont les maçons et les révoltés de la place Guérin. Ces Guérinois ne sont pas les plus bruyants depuis qu’ils ont fait vœu de silence pour ne plus perdre de temps à s’engueuler. Beaucoup disent que c’est surtout l’algool qui leur a brûlé la gorge (ou la cervelle) et que c’est de la foutaise ce serment qui les oblige à communiquer avec l’ardoise qui pend à leur cou. À défaut de bavarder et de travailler avec les autres sur le mur de l’est, ils ont construit un fortin tout en bois sur leur place. Il paraît que c’est leur nouveau quartier général.
Mais il y a parfois du gratin. Comme tous les métalis, M. Diogène Savète vient dîner seul. Aujourd’hui, il a plus mauvaise mine que d’habitude. Il a les traits tirés. Les vecteurs d’Onésime ne sont toujours pas là. « J’en attends beaucoup » il me dit. Ils lui raconteront peut-être leur expédition à l’est, comment ils ont parcouru toute la bordure de la forêt du nord au sud. Diogène mange tout seul. Les autres, mes habitués de tous les jours, le regardent par en-dessous en buvant leur soupe. Je m’approche de lui pour débarrasser son assiette et lui dépose une tasse d’algool.
« Il ne nous reste plus qu’à faire bloc derrière les remparts. Vraiment, je compte sur les vecteurs… Ils étaient sept ! » il me dit, à demi conscient de me parler, les coudes sur la table et les mains sur sa figure déjà mangée par des moustaches aussi grosses que le nez au milieu de la figure.
La pluie légère et tiède, celle qui fait remonter toutes les odeurs électriques du sol, tambourine sur le toit de tôle. Il ne manque plus que quatre murs à ces halles pour faire une véritable auberge. Ici, les murs sont en fumée de pipe et de cuisson. La clientèle parle peu, sûrement pour écouter la discussion des autres et les quelques mots de Diogène mêlés au bruit de la pluie. Une soirée étrange d’attente déçue, pleine d’un réconfort triste qui n’est plus de saison au mois de jovial. Justement, l’un de mes clients, l’air avisé, dit tout haut, à qui veut l’entendre : « Si jovial est crachin, la fin du mois sera chagrin. »
Chaque jour, je prépare le repas du soir dès le matin. Ce que j’aime, c’est cuisiner ce que je trouve. Composer avec les restes. Je me demande, en mettant le feu sous mes casseroles, qui sera là et, en découpant, en épluchant mes légumes, j’évalue à la louche pour combien il en faut. De bons mangeurs, pour la plupart. Ils préfèrent venir aux halles que rester chez eux. Ça leur évite d’avoir à mettre le couvert et à faire la cuisine (je sais aussi que beaucoup viennent pour se retrouver entre copains et boire le coup.)
Vers 16h00, je dresse le couvert sur les étals du marché abandonnés à midi par les commerçants et je passe le balai sous les tréteaux. Je fais bouillir la marmite avec pour combustible ce que je trouve par terre, principalement des morceaux de cagettes, et je la remplis de fanes de radis, morceaux de choux, carottes au nez cassé etc. Un peu à l’écart, je place auprès d’une colonne la grande table en chêne bricolée avec des restes d’échafaudages du temps où on restaurait la forteresse de Salouis. « C’est là que vont manger les gars » je me dis. « De bons sièges et une table où s’accouder. »
La fin d’après-midi passe vite dans ces menues besognes. Il est bientôt temps d’allumer le grand brasero au centre des halles, il fait déjà un peu froid et les gars des remparts de Samartin arrivent les uns après les autres. Fourbus, ils s’épongent le front dégouttant de pluie, dégoûtant de sueur. J’apporte pour l’apéritif des rôts de maïs géant qu’un des leurs fait tourner à la broche au-dessus des flammes et des barriques d’algool dont on verse une libation sur le feu pour le raviver. Ensuite, je retire les couvercles de mes casseroles, de mes fait-tout, de mes chaudrons : purée de céleri rave et sauce au fenouil accompagnés de légumes d’étemps.
Maintenant que tout est lancé, je n’ai plus rien à faire, que boire, parler et manger avec mes clients. Ce ne sont pas mes habitués pour rien : ils sont comme chez eux, ils se débrouillent. C’est ça que j’aime bien. Tout préparer, et les laisser faire et se servir et boire. Les petits ramassent par terre les grains de maïs soufflés, les grands parlent fort.
Diogène mange copieusement pour nourrir sa pensée qui fume. Je le vois mastiquer comme il travaille. Pas du tout gourmet, juste avaleur pensif. Il fait sa tâche comme je fais la mienne. Il mange vraiment avec sa tête, Diogène. Oui, avec sa tête chauve comme un ventre. Il a le cuir chevelu bien tendu. Et puis, quand il coupe un morceau, on dirait qu’il tire un trait à la règle. Quoi qu’il fasse, il ne peut pas s’empêcher d’écrire. Son couteau, dans sa main, fait porte-plume.
Les fumées de tabalgue sortent des pipes et s’accumulent dans le plafond des halles. Après le repas, on ne sent plus le vent froid nous traverser les os. L’algool, le feu, la nourriture nous jettent sur les épaules un grand manteau de bien-être, et tout le monde s’assoit par terre. Il fait 35° d’algool à l’ombre, et les gosiers s’échauffent. On raconte les nouvelles du mur, ceux qui tiennent et ceux qui tombent. La deuxième enceinte avance bien, oui, on aura bientôt fermé la boucle au niveau du Stang Alar. On s’inquiète déjà de ce qu’on fera après. « On va s’emmerder » dit l’un d’entre eux en regardant ses mains gercées.
La nuit avançant, on s’approche du feu qui dort et les ombres s’agrandissent.
« Du temps de Saul l’algool était meilleur, c’est pas vrai de boire ça. » C’est le vieux Boris. Il a raison, autrefois, les raffineries s’appliquaient. Maintenant, on bâcle. Boris me regarde pour voir si je le prends mal. Il voit bien que je m’en fous. Son voisin philosophe : « ce qu’on a perdu en saveur, on l’a gagné en goût de l’effort. On n’a jamais autant bossé. » Dit-il en tournant lentement son verre pour admirer la robe, même s’il fait nuit et que son verre est opaque.
A l’écart, il y a les forçats. Ils mangent seuls à califourchon sur le grand banc, pratiquement à l’extérieur. Si bien qu’ils sont rincés par la pluie. Ils ne s’en plaignent pas. Abrutis par le travail, ils sont toujours amorphes. Ils boivent cul-sec jusqu’aux yeux. Ils ne parlent jamais, ils vous regardent seulement d’un œil dur, toujours de profil. Ce sont des gars au cuir épais, francs du collier.
Il y en a aussi au milieu des halles, toujours debout, qui ne font que parler. Ils oublient leur écuelle froide sur une table et renversent leur godet quand ils expliquent quelque chose avec de grands gestes.
Et puis, dans un coin des halles, là où le feu éclaire à peine, les Guérinois s’échangent des messages codés sur leurs ardoises. A coup sûr, ils complotent contre le gouvernement de la coopérative. S’il nous arrive de nous moquer d’eux, on les laisse tranquilles car au fond on est d’accord : y en a marre d’Onésime. Je fais seulement les gros yeux quand ils me rendent chiffonnées mes belles serviettes de tables couvertes de craie.
J’ai de la sympathie pour les clients qui viennent manger sans faire d’histoire. J’aime leur façon de lever les yeux au ciel quand ils entendent une bêtise. J’en soupçonne certains de profiter d’une assiette à lécher pour tirer la langue.
Je ne fais pas de la grande cuisine, ce n’est pas celle de Salouis, celle des grands restaurants. J’ai horreur de la gastronomie bourgeoise qu’on y sert ! C’est vraiment facile de mettre les petits plats dans les grands quand on exploite les paysans de Recouvrance et qu’on n’a pas à nourrir la main d’œuvre qui travaille sur les remparts. Chez moi c’est la popote humaine, c’est tout ce monde-là massé ensemble sous les halles. Moi j’appâte, et eux tous se cuisinent, se font revenir, se poêlent, se rissolent entre eux. J’interviens le moins possible. Il suffit de dresser la table, de cuire un truc et tout prend forme. Je laisse mijoter, j’observe et je goûte la soupe. J’ai toujours mon calepin sur moi, alors qu’il n’y a pas de commandes à prendre : je ne sers qu’un plat unique. Il me permet juste de noter à la volée tous les propos de table. C’est ainsi que j’éduque mon goût, que je travaille mon palais. Quand j’écris, la soirée me fond dans la bouche.
Là ça vient, ça bouillonne. A ma droite, il y a des gens de la haute qui sont venus s’asseoir près de Diogène. Peut-être pour essayer de comprendre le retard des vecteurs. On n’a pas l’habitude. Lui n’a pas touché son verre. Complètement imperméable à la soirée. Les musiciens grattent, soufflent et tapent sur leurs instruments. Ça ne fait rien qu’un bruit désagréable quand on parle par-dessus. Je sens bien que Diogène se méfie de tous ces hommes de Salouis. Il n’a pas besoin de ces technocrates de l’algue, de ces inspecteurs des travaux finis.
A ma gauche, mes clients, fidèles et nombreux. Les buveurs apostrophent les gens bien mis de Salouis. Les bourgeois ne répondent pas. Ils se font insulter. Ils doivent s’imaginer que c’est en détournant le regard qu’on arrive à calmer le jeu. Mais je les connais mes clients, plus ils sont saouls, plus ils sont endurants. Ils en ont des choses à dire, et ils sont peu exigeants ! Parler dans le bruit, ça leur convient très bien. On me demande parfois de jouer la police, de virer les gueulards. Eh ! Comment ? Vous voyez une porte quelque part ? Tout le monde est le bienvenu, et ce serait mal vu qu’il n’y ait pas une ou deux bagarres, surtout avec des gens de Salouis : leurs costards se déchirent en suivant les pointillés. Un vrai jeu d’enfant !
On a quand même pas mal bu. Machinalement, je vide mon verre, le nez sur mon calepin. Les coups pleuvent encore. Je me lève et passe de table en table pour desservir avant qu’il y ait de la casse.
La sauce prend.
Minuit
Merde alors. Tout à l’heure, comme d’habitude, je commence la vaisselle, dans l’auge débordante où vient vomir la gouttière et, en relevant la tête, je distingue une forme confuse dans un angle des halles, là-bas, contre la colonne. Je mets d’abord ça sur le compte de l’algool. La tête me tourne. Ça se dispute toujours, ça braille. Pour une fois, je joue mon rôle de gargotière. « Taisez-vous ! » je lance.
Au milieu de la rue qui longe les halles, sous la pluie battante et derrière l’épais nuage de chaleur humaine, il y a une silhouette. Elle bouge, sans que je puisse voir si c’est à cause du vent, ou bien si la chose avance ou recule. On dirait un buisson, mais un buisson velu. Des ronces, quelque chose comme ça. Qu’est-ce que c’est ? je dis.
On commence à suivre mon regard. Les cris, les engueulades cessent. Il n’y a que les musiciens, penchés sur leurs instruments, qui continuent de jouer. Je me rapproche mais je ne parviens toujours pas à bien voir. Sans qu’elle ait vraiment une tête, la créature immobile me dévisage. Je lui cherche quelque chose d’humain. A ce moment-là, comme j’aimerais lui trouver un manteau sur le dos, et même un dos, enfin, quelque chose de familier. Laissant de côté la vaisselle, je vais voir ce que c’est. En m’approchant, je ne sais toujours pas si je vais devoir secourir ou repousser cette masse glauque un peu plus loin dans le caniveau.
Ce qui me semble être un bras se lève, je sors enfin de l’écharpe de fumée. Impossible de distinguer quoi que ce soit. Il y a seulement ce bras long et sans articulation. Je m’approche toujours, un peu confuse. Les mains dans mon tablier, je lance : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » La chose approche un peu, sans que je puisse voir si elle avance sur des pattes ou des jambes. « Bordel, qu’est-ce que c’est ? » et je fais signe de venir à Diogène qui suit la scène du regard. Par bonheur, c’est le seul homme qui, en plus d’être sobre, fait figure d’autorité.
Le bras bizarre se rétracte lentement, puis la chose s’effondre sur elle-même, dans un bruit de craquement sec et d’eau fouettée. « Apportez des torches ! » hurle Diogène à ma clientèle. La lumière se fait peu à peu sur le monstre. « C’est quoi ? Un homme avec des fagots ? » chuchote un client. On pense tous à Saul, ou à l’un des vecteurs, mais ça ne peut pas être ça : un sac de branches tout crotté avec, au milieu, ce qui ressemble à un homme. Diogène s’essuie la bouche avec une serviette et me la tend : « Tiens, je vais essayer de le relever. » En se baissant, il détourne la tête, pour ne pas avoir de branches dans les yeux, et plonge les bras à l’intérieur. Ça bouge, ça se redresse. « Apportez-nous une chaise », on se précipite, « Non, plutôt un tabouret, le dossier va le gêner. » Une fois assise, la forme s’est un peu tassée. On entend une voix venant du nœud inextricable de branches, ou de membres, tout noir. « Dlo ! Dlo !» Quoi le dos ? « Dlo ! Dlo ! » De l’eau ? « I ! I ! » J’empoigne la hanse d’un seau plein. « Tiens, donne-lui. » je dis à Diogène. Les bras, les branches ou les bâtons saisissent le seau. On recule un peu. « J’avais encore jamais arrosé une plante comme ça » j’entends dans mon dos. « Eillon ! Eillon ! » Quoi, il veut bouffer ? « Aier ! Aier ! » Il veut bouffer ? La chose s’approche de moi, les doigts noirs, le bout des branches vient gratter mon crayon qui dépasse de la poche de mon tablier. « On dirait plutôt qu’il veut noter quelque chose.» S’il pouvait nous écrire son nom, d’où il vient… Mais il s’étouffe. « Qu’est-ce que tu lui as donné à boire ? » De l’eau, il m’a demandé de l’eau ! Il tombe du tabouret. Il tousse d’une manière atroce. Toute la forme hirsute se contracte, puis se dilate. « Faut appeler du secours ? Qu’est-ce qu’on fait ? »
C’est là que Diogène devient héroïque. « Va me chercher un couteau, on va virer ses branches, c’est pas normal. » Je prends le grand couteau à pain, celui aux dents longues. Diogène s’en saisit et, comme un forcené, scie toutes les excroissances. On voit apparaître les yeux, et la bouche qui halète. L’individu recrache l’eau, et reste sur le côté. « Bon, c’est humain. C’est déjà ça. » fait Diogène en continuant de tailler sans vergogne dans la masse. « Le fous pas à poil, il va avoir froid ! » crie un type.
Oui, c’est bien un homme. Il gît au milieu des branches. On voit nettement ses bras, ses jambes, Diogène les dégage comme s’il taillait un arbre en trogne. Maintenant, on dirait un nid et son oiseau. « J’espère que j’ai pas fait une connerie » me dit Diogène. « Dans tous les cas, je dis, il faut l’emmener à l’hôpital Morblanche en observation. On peut pas le laisser crever là. »
Tous les deux, on hisse l’homme dans la carriole de mon triporteur. Diogène se charge de l’emmener. « Qu’est-ce que je fais des branches ? Poubelle ? » je lui demande. « Au feu » il dit.
Le bois n’est pas sec. Il pète, il suinte dans le feu faiblard.
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