lundi 27 novembre 2023

Artéfact


         Elle se réveille en sursaut. Il ne fait ni vraiment jour ni vraiment nuit. Sa chambre est plongée dans une pénombre anormale. D’où vient cette lumière grise qui l’éclaire à demi ? Elle ne provient ni de sa chandelle, ni du soleil ou de la lune. Quelque chose ne va pas. Elle s’en aperçoit tout de suite. Il y a bien ses tentures aux murs, ses meubles, ses fauteuils, elle se sait chez elle mais tous ses repères ont changé de place. Quelle heure est-il ? Elle n’en sait rien. Elle a dormi, mais elle se sent encore fatiguée. Elle se redresse sur son lit. Sur sa table de chevet se trouvent un verre, sa carafe en cristal et son pince-nez. Elle remarque qu’on les a déplacés et que la poussière a été faite. Quand ? Hier ? Ça  l’étonnerait. Elle n’en a pas souvenir. Ses draps, ses rideaux et ses tapis n’ont plus la même allure. Ils sont sans un pli et parfaitement repassés. Elle, la propriétaire du château, ne se sent plus chez elle. En sortant de son lit, elle ne trouve pas ses pantoufles de vair et sa robe de chambre n’est plus là, jetée sur la coiffeuse. L’hostilité de la pièce la gagne, l’oppresse. Quel est ce cordon doré qui traverse la pièce ? Qui l’a mis là ? Sa chambre a changé. « Y a-t-il quelqu’un dans le château ? se demande-t-elle, je ne me sens pas bien du tout.»  Elle veut appeler son majordome. Impossible. Sa  gorge reste muette. Cette extinction de voix soudaine l’effraie. Elle quitte la pièce à toute jambe en contournant le cordon doré. Elle espère trouver dans le couloir attenant à sa chambre un décor familier, rassurant, bien à elle et intact.

       Elle soupire d’aise en constatant que, sur les murs, les appliques en bronze portent bien leur flamme de verre et que, dans la cage d’escalier, les portraits de ses ancêtres sont toujours en bonne place. Elle descend les marches, sa main blanche et livide sur la rambarde, et se retrouve dans le vestibule. Jusqu’ici, tout va bien. Elle ne pense qu’à retrouver son salon, son fume-cigarette et, à défaut de dormir, rêver dans son fauteuil voltaire. Voilà qui la remettrait de ses émotions. Enfin, elle ouvre les larges portes vitrées du living. C’est du moins ce qu’elle croit faire. En réalité, elle les traverse. Oui, elle passe à travers. Ses mains, ses poignets, son pied droit, ses coudes, son visage entier, son corps et enfin son pied gauche traversent les petits carreaux colorés des battants de la porte, exactement comme on traverse le rideau d’une cascade.

         Justement, ce qu’elle découvre dans son salon lui fait l’effet d’une douche froide. Elle ne reconnaît que les dimensions de la pièce, le reste s’est métamorphosé. Que sont ces objets sombres qui la fixent, là, dans les coins, de leur œil tantôt rouge, tantôt noir ? Que fait au centre, posée sur ses trois pieds, cette créature immobile et terrifiante ? Sur le sol, des briques luisantes, couvertes d’antennes étranges et grosses comme ces insectes qu’on rapportait des Indes, grésillent horriblement. Quelle horrible farce on lui a fait ! Sur son guéridon, des pierres précieuses qu’elle n’a jamais possédées brillent et resplendissent d’une lumière anormale, d’une lueur qu’on pourrait qualifier de contre-nature. Juste à côté, sur la tablette d’un secrétaire est posé un tableau, mais encadré d’une telle manière que la vitre, entièrement noire et opaque, occulte la peinture.

      Elle sursaute. Un sifflement strident, comme sorti d’une machine à vapeur en surchauffe, retentit ; et des sons, ou plutôt des cris, aigus, terribles, lui vrillent les tympans. « Il faut que le diable lui-même se soit emparé de mon château ! »

     Allongé par terre, un homme se lève en sursaut. « Dieu tout puissant… » souffle-t-elle, et elle sort de la pièce comme elle était rentrée, pâle et fébrile.


    La veille, une voiture s’était garée devant les marches du château. Un homme assez jeune en était sorti. Le majordome était venu l’accueillir pour l’aider à porter toutes ses affaires jusqu’au salon. Sur le trajet, il lui raconta la longue histoire du château. « Vous serez très bien dans ce salon pour y passer la nuit. Les chambres sont vides et les lits sont faits mais, vous comprenez, elles ont été aménagées en musée. Personne ne peut y dormir. Tout doit rester tel quel. » L’homme sortit son matelas de camping et son sac de couchage, qu’il étendit sur le sol du salon, en assurant au majordome qu’il serait très bien ici. Il déballa le contenu de ses valises, de ses boîtes et de ses étuis. C’était tout un attirail étrange de machines hétéroclites : des appareils bizarres, des écrans et des panneaux de contrôle, diverses consoles, des télécommandes, des appareils photos et des caméras. D’un œil amusé, le majordome regardait son hôte allumer ses gadgets et ses outils électroniques qu’il répartissait un peu partout dans la pièce, en lui parlant de l’ancienne maîtresse du château. « Elle est morte dans sa chambre, en pleine nuit. » lui dit-il. L’homme se redressa :

     Je suis sûr que j’arriverai ce soir à rentrer en contact avec madame la châtelaine. Cette spirit box que vous voyez là, et ces appareils sensibles aux moindres variations électromagnétiques, aux plus petits déplacements d’air, retentiront s’ils captent une anomalie. Et pendant mon sommeil, ces caméras infrarouges filmeront la pièce. J’espère obtenir des résultats.

     Je vous le souhaite, monsieur le chasseur de fantômes…


lundi 20 novembre 2023

L'ange derrière la vitre, poème à deux voix (par Bertrand Lançon et Siméon Lerouge)

L'ange derrière la vitre
(cliché : Bertrand Lançon)



De profil au carreau, l’ange est pensif :
son souffle éthéré n’embue pas la vitre,
pourtant toute nimbée
d’une étrange nuée.
Son bras n’est pas d’un séraphin oisif
mais illustre je ne sais quel chapitre
aux mots presqu’illisibles
d’une incunable Bible.

Et son cœur tendre en plâtre
bat dans son corps d’albâtre
orné de roides ailes
aussi fortes que frêles,
comme l’amant fidèle,
au-delà de l’espoir,
des Visiteurs du soir.

Lui, statue pour caveau
familial et dévot,
en ses plis de tunique
se fait évangélique
et veille tel un mage
au reflet des nuages.

Dans l’obscurité, pétrifié, crayeux,
l’ange attend le bon dieu
comme un coq le déjuc
au perchoir de son poulailler de stuc.

Dans l'obscurité, pétrifié, crayeux,

Placé là par des parents éplorés,
investi de piété désespérée,
ce n’est pas une estocade qu’il porte,
mais le bras qui protège une enfant morte.

Pâle héros d’un bâti funéraire
au geste hiératique et tutélaire,
orné de roides ailes
aussi fortes que frêles.

Dans sa pose de cire,
cet Orphée sans sa lyre,
ce Michel sans épée
aux cheveux bien peignés,
ange géant dans un petit tombeau,
séjourne immobile et pétrifié,
sentinelle de l’exigu caveau
aux lueurs d’un oculus vitrifié.

Il semble n’avoir pas
traversé la nuée
tire-d’aile bruissant,
comme téléporté
au premier son du glas
annonçant le trépas
précoce d’une enfant.

Elle est morte à quatre ans,
cette petite fille,
précisent l’épitaphe
et la sobre estampille
aux lettres érodées
du discret cénotaphe ;
si vieille cependant,
de poussière blutée
comme farine bise
à parousie promise.
 
Elle est morte à quatre ans

Ce n’est plus un corps que l’ange protège,
c’est un cercueil que la poussière allège.
Vieille enfant par sa mort
lointaine et oubliée,
pareille au grain de blé
semé dont rien ne sort.

Passants et corbillards
sont les seuls visiteurs
de ce foyer sans fleurs
blanchi par le brouillard.

Le portillon plombé
sur ses gonds se balance.
Du vieux chancel rouillé,
rompu par l’air mouillé,
au sol un fer de lance
a fini par tomber.

au sol un fer de lance

Le stuc subit l’usure
aux embruns de la mer,
écailles et griffures
le zèbrent et le lacèrent.

Son cerveau minéral
réduit par érosion
ses pensées de cristal
en tas de gravillons.

Cloîtré dans sa concession perpétuelle
tout au bout d’une allée
jonchée de blancs graviers,
sa perception du monde est conceptuelle,
non-vie, non-mort, rien ne meurt, tout demeure
ensommeillé. L’existence est un leurre.

En accents d’élégie,
ces vers sont adressés,
à la douce effigie
de l’archange élancé.
Pour lui, la poésie
ornée de roides ailes
aussi fortes que frêles,
entend faire paraître,
au voile flou du nitre
qui l’occulte en partie,
la présence des êtres
au-delà de la vitre.

L’ange est resté sur terre,
laissant sa place au ciel
à l’enfant qu’il espère

aussi forte que frêle.



    Ce poème est né d’une connaissance commune, celle du cimetière Saint-Martin de Brest ; celle de ses tombes anciennes qui, dit Siméon, semblent tanguer devant la rade ; celle d’une chapelle funéraire dans laquelle la statue d’un ange veille sur la dépouille d’une petite fille.

    Il a été écrit à tour de rôle, d’abord par groupes de deux vers, puis par quatrains et en vers librement placés, tous hexasyllabes ou décasyllabes rimés.



© Lançon Lerouge
Mont-Saint-Jean et Coulans-sur-Gée, octobre-novembre 2023

lundi 13 novembre 2023

Tempête Ciáran


Rue Pasteur à Brest, le 2 novembre 2023



Quand l’épaisseur de l’air
brusque à l’horizontale
des brassées de matière
dans sa trame éolienne,

la bourrasque énumère
obstacle et turbulence
adroite en boucle opale.
Tourbillon de raideur,

ton souffle est ventriloque.
Tout devient percussion
dans le choc des courants
marins réduits en miettes.

Génuflexions du vent
cyclique au ras du sol
qui brise, étrille et casse
l’énormité du vide.

Un torrent volatile
coule et prend de vitesse
la pluie qu’il pulvérise
comme un aérosol.

L’atmosphère en déroute
a rabattu les arbres :
Segments d’immensités
aux propulsions pointues.


Paysage alité.


Place Guérin à Brest, le 2 novembre 2023


dimanche 5 novembre 2023

Maldoror fut bon, quatrains (I,3)





Enfant, Maldoror fut bon.
C’est lors de l’adolescence
Que d’ange il devint démon,
Le mal dans sa quintessence.

Quel destin peu ordinaire !
Maldoror cacha si bien
Sa cruauté sanguinaire
Que nul n’en sut jamais rien.

À réprimer ses pulsions,
Il souffrit tant de migraines
(C’est un mal d’inhibition)
Qu’il s’abîma dans la haine.

Libéré de ce fardeau,
La bonté dont il se joue,
D’un enfant dans un landau
Il aurait tranché la joue.

Vieil océan, ballade (I,9)

À Kevin Saliou                                                        Vieil océan de cristal bleu, Hématome azuré du monde Marquant la pea...