
— Voilà comment ça s’est passé. C’était hier après-midi, je remontais la grande rue marchande. Je ne faisais rien de précis. Je flânais. Je passais devant les vitrines, les mains dans les poches. Pas assez riche pour rentrer dans les magasins, mais pas assez pauvre non plus pour m’en détourner. J’aime bien marcher en centre-ville. Il y a foule, et pourtant vous êtes seul, complètement seul. C’est comme une sorte d’ennui qui sait se distraire tant qu’il trouve de quoi marcher devant lui.
— Allez au fait. Que s’est-il passé ?
— J’en étais là de ma promenade quand une vieille femme descend la rue. Nos regards se croisent. Elle avait l’œil méchant, la bouche amère. Elle me dit comme ça : « Il vous reste une heure à vivre. » Sa phrase terminée, elle était déjà dans mon dos. Je me retourne sur son passage, un peu abasourdi. Une heure à vivre… Une heure à vivre… Qu’est-ce que ça peut lui faire à cette vieille qu’il me reste une heure à vivre ?
— Et qu’avez-vous fait ?
— Je me suis dirigé dans un café où j’ai mes habitudes. J’ai commandé, mais le serveur m’a dit : « Excusez-moi, il ne vous reste plus qu’une heure à vivre. Si vous pouviez penser à régler avant… » Je me suis mis en colère. Franchement, il y avait de quoi ! Pour couper court, le serveur m’a conseillé de passer dans une de vos boutiques. Celle qui est en bas de la rue.
— Et vous n’y êtes pas allé.
— Non. Il y a toujours de la queue à cette heure et je n’avais plus de temps à perdre.
— Vous auriez dû appeler le numéro d’urgence.
— Pour attendre vingt minutes avant d’avoir un conseiller ?
— Bon, qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai payé, j’ai bu mon verre et j’ai fait mon tour, comme si de rien n’était.
— Et où êtes-vous allé ?
— J’ai marché sans direction précise. Rentrer chez moi m’aurait pris trop de temps.
— Sans vouloir être insistant, je pense que vous auriez dû nous contacter.
— Peut-être. À la place j’ai trouvé un banc dans un parc. À ce moment-là il devait me rester un peu moins d’une minute de sursis. Je me suis assoupi et vous connaissez la suite.
— Oui, la procédure habituelle. Bon, écoutez, comme c’est la première fois que ça vous arrive, je vous propose de remettre les compteurs à zéro. De votre côté, essayez d’être réglo. J’ai l’impression que vous avez déjà perdu beaucoup de temps. Il va falloir être économe à l’avenir. Avez-vous déjà essayé de vous tenir à un emploi du temps strict ?
— Oui, mais ça ne dure jamais bien longtemps. Après une semaine, je me remets à flâner.
— Si vous voulez durer, il va falloir que vous acceptiez d’être un peu plus discipliné.
— J’ai toujours été comme ça avec le temps, je ne regarde pas à la dépense. Dès que j’ai un moment à moi, hop ! je le laisse filer. Je dois y trouver une sorte de bonheur, de plénitude.
— Mais vous le savez autant que moi, ça a un prix. Estimez-vous heureux qu’on vous ait remis les pendules à l’heure gratis. Vous allez repartir avec un an d’existence. Soit 8 760 heures. On peut arrondir à 9000 si vous acceptez de travailler pour nous le week-end et les jours fériés.
— Il y aura des vacances ?
— Oui, s’il vous reste suffisamment de temps. Dans ce cas, je vous conseille de travailler à la tâche plutôt qu’à l’heure, c’est plus rentable. Travailler à l’heure et moins fatigant, mais vous ne ferez aucune économie.
— Ah.
— Vous trouverez dans cette enveloppe votre contrat de travail. Il y a trois mois de préavis. On commence par un contrat à durée déterminée, dans votre cas un an, et, si ça se passe bien, si vous convenez, on passera au contrat à durée indéterminée.
— Indéterminée ? Comment ça ?
— Eh bien, sans fin.
— Sans fin ?
— À moins que vous ne souhaitiez déjà nous quitter.
— Non, mais « sans fin »… C’est possible ça ?
— Oui, c’est ce qu’on appelle l’éternité. Vous seriez en quelque sorte notre salarié pour des siècles et des siècles. Inutile de signer le contrat. Il est déjà effectif. Allez travailler, l’heure tourne.