dimanche 3 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 2/21

Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman 

Carnet de Diogène Savète, chef de la sûreté

Le 28 jov. XXVI

L’aéronaute est redescendu. Il n’a rien remarqué de particulier là-haut. Ce n’est pas le meilleur élément, il est connu pour rêvasser au-dessus des nuages, mais je lui fais confiance. Je n’ai pas le choix, je ne peux pas couvrir tout seul le chemin de ronde. Recopions toujours son rapport :

« Couche nuageuse importante – Ni feu ni fumée suspecte en dehors des murs d’enceinte – Répartition démographique stable : pas de regroupement ni d’attroupement dans les quartiers de Samartin, Salouis et Recouvrance – Pas de présence humaine aux abords des remparts principaux – Garder un œil sur la brèche est et les contreforts extérieurs – Pellicule épaisse d’algues sur toute la surface de la rade – Goulet toujours obstrué par le Mulgulum - Progression continue de la forêt – Expansion préoccupante de l’orée des bois à hauteur de Guipavas et du Relecq – Temps chaud demain. »

Il est gentil Pol Otenn avec ses cheveux longs et sa mélancolie, mais il ne m’apprend rien. Il aurait dû voir venir les vecteurs d’Onésime Malouin de retour de leur mission d’exploration. Depuis ce matin, on les attendait aux portes Transbourgeoises et on ne parlait plus que de ça en ville. C’est bien la peine de mettre en place une vigie aérienne si les informations circulent mieux sur le plancher des vaches… Je lui avais pourtant dit de ne pas voler si haut ! Il a dû s’arranger avec la milice urbaine pour qu’elle lui donne un peu plus de mou. Tant pis, je me contenterai d’écouter le rapport de mission des vecteurs qui m’en apprendront plus sur la forêt que le torchon de Pol Otenn.

Je m’aperçois qu’Onésime profite de la situation pour prendre encore un peu plus de place dans la vie politique brestoise. Lui et sa carrière ! Ses grands projets de coopérative ne peuvent pas se concilier avec une stratégie de défense. Personne n’est dupe : depuis la disparition de Saul Acedia, il veut être le nouveau bourgmestre. C’est tout.

Parfois, j’ai l’impression d’être le seul à m’inquiéter. Les Brestois travaillent au mur sans se soucier du reste, les contestataires contestent, les administrés administrent et ainsi de suite. Il nous manque une tête pensante, un chef qui pourrait prendre la pleine mesure de ce qui nous arrive. Mais rien n’est plus dur à trouver qu’une autorité et, à plus forte raison, une autorité qui fasse l’unanimité. Les projets d’élections échouent.

Plus une situation est dramatique, plus on se voile la face. De toute façon, la déliquescence de Brest ne trompe pas : D’abord, il y a de ça quelques années, les annexions de toutes les villes périphériques de l’est : Landerneau, Landivisiau, Le Faou pour mettre la main sur leurs ressources : bois, pierres et denrées diverses. Déjà, on entendait parler d’une forêt qui courait vers Rennes-la-lointaine. A cette époque, c’était vague et on était loin de se douter qu’elle viendrait jusqu’à nos portes en dévalant toute la Bretagne. Ensuite, il y a un an environ, le repli tactique face à l’avancée de la forêt pour nous concentrer sur l’édification des remparts. Enfin, la disparition de Saul Acedia et le désordre politique d’une cité sans vrai gouvernement. 

Tiens, ça fait presque six mois pile que le bourgmestre a disparu. On a perdu sa trace le 29 jachaire, nous sommes le 28 jovial. Six mois. Je parie qu’il est parti vers l’est, dans les terres, mais il n’y a rien à parier quand on a déjà perdu gros. Ce qui m’inquiète c’est qu’il a disparu seul. Selon nos indicateurs, personne ne l’a accompagné. C’est ce qui donne l’idée à certains qu’il s’est suicidé. Il est parti seul et il reste introuvable. Brest a été passée au peigne fin, rien : 29 602 Brestois, pas de Saul. Nous n’avons retrouvé que son chien, Loulig, que j’ai fini par garder. Ah, s’il avait la parole, qu’est-ce qu’il nous raconterait ? Son regard de chien en dit long, mais pas assez pour faire avancer l’enquête.

C’était quelqu’un de très bien, Saul. Nous étions amis. Ce que j’aimais chez lui, sur le plan professionnel comme amical d’ailleurs, c’était son désintéressement. Il faisait son devoir. Les mauvaises langues disent qu’il a tellement pensé aux autres qu’il a fini par s’effacer lui-même. Beaucoup souhaitent la venue au pouvoir d’Onésime Malouin parce qu’il est son exact opposé. Ces cervelles impressionnables s’imaginent toujours que le changement est un gage de bon sens face à un problème. A part les révoltés de Samartin, tout Salouis veut l’élire bourgmestre ; pour moi c’est de l’autosuggestion. Quand on n’a plus qu’une branche à laquelle se raccrocher, on refuse de voir qu’elle est pourrie.

De toute façon, le problème vient de la fonction que Saul occupait : bourgmestre. Personne ne voudrait d’un tel poste. A moins d’en changer les règles, comme veut faire Onésime. Lui, il veut régner, alors que Saul Acedia ne cherchait qu’à faire son travail : rendre service. Or, depuis que Brest est une ville autogérée, autarcique, bourgmestre est devenu un sale boulot. Pourquoi la politique est-elle tombée en disgrâce ? C’est qu’il y a bien longtemps, par principe, on a considéré qu’elle était néfaste. Ce fut l’avènement d’une démocratie directe avec un résidu de politiciens voué aux tâches incompressibles que demande la bonne organisation d’une cité. Pour seule richesse : notre forteresse de Salouis et quelques demeures cossues qu’il faudrait retaper. Jusqu’à présent, cette organisation sociale marchait bien. Nous étions, Saul et moi, des bureaucrates bien sages et bien dociles. La foule était contente de nous. On ne nous voyait pas trop. On ne faisait jamais de grands discours.

Saul portait tout ce beau monde à bout de bras. Sans lui, Brest aurait coulé bien avant l’arrivée de la forêt. Il a su convertir l’égoïsme de chacun en une force collective. Dans l’ombre, il se colletait toute la ville sur les épaules.

Aujourd’hui, les Brestois sont des têtes de mules qui ne s’intéressent qu’à leurs algues et leurs jardins d’où ils tirent leur subsistance. Depuis le temps qu’ils se disent ingouvernables… alors qu’ils vivent comme des prisonniers derrière leurs propres murs. Saul, lui, était un maître. Un vrai justicier. Trop modeste pour briller, mais un brillant tacticien. Devant l’arrivée de la forêt, qu’il avait anticipée bien avant tout le monde, il a ouvert ses portes aux villes de l’Outre-Brest menacées par le fléau vert. C’est à ce moment-là qu’Onésime s’est attiré les faveurs de Saul. Une fois nommé coopérateur, il s’est emparé des matériaux des villes alentour pour relancer l’industrie brestoise. De retour à la tête d’une file indienne de charrettes pleines à ras bord, tout Brest l’acclamait. C’était le conquistador de la rapine, en réalité un vrai scélérat avide de pouvoir.

Pendant ce temps-là, les réfugiés se fondaient dans la foule des travailleurs de Samartin et les fabriques tournaient à plein régime à Salouis pour assurer le programme de défense de la ville : canons, explosifs, briques reconditionnées pour la construction des murailles etc. Toute la population unie dans un projet commun : faire de Brest le dernier rempart contre la forêt.

Depuis que Saul est parti, plus rien ne tourne rond. Beaucoup ont cru qu’il ne fichait rien, qu’il se contentait de flâner, on voit maintenant à quel point sa présence bienfaitrice nous manque. Enfin, pas à tous, certains pensent qu’il est grand temps de s’agiter. Mon avis, c’est qu’un agitateur ne fera rien d’autre qu’envenimer la situation.

Bien.

Une journée de perdue. Si les vecteurs d’Onésime avaient retrouvé Saul Acedia, je serais déjà au courant. Ce serait la cohue en ville.

Aujourd’hui je n’ai pensé qu’à ça. Ce que je viens de noter, c’est le résultat d’heures entières à cogiter et à regarder les bois verdâtres de l’est pousser. Je me souviens qu’il n’y a pas si longtemps c’était de la toundra. Le paysage était sec. Je n’arrive pas à croire qu’aujourd’hui les monts d’Arrée soient couverts d’arbres. La croissance est fulgurante. C’est un raz-de-marée vert, des centaines de forêts, bien lentes, bien solides qui vont s’abattre sur nous. Hélas, une telle calamité, ça ne se contre pas avec des parpaings de récupération. Nous aurons beau hâter la construction de nos remparts, un jour viendra où elle nous recouvrira tous, murailles ou non.

Ce soir, les étoiles me paraissent moins étrangères que l’horizon. La forêt énorme et vaste, tapie dans la nuit, me terrifie. Devant ces bois, même l’obscurité nocturne aux astres livides semble pâlir.

Je m’apprête à quitter mon bureau de la forteresse de Salouis pour aller dîner à la gargotte, chez Jeannie Negadel, aux halles Samartin. C’est là-bas que j’ai mes habitudes le métali soir. C’est une cour des Miracles sous abri pour les meurt-la-soif et les crève-la-dalle, mais on y mange bien. Quoique chef de la sûreté, on a fini par m’accepter. Peut-être même qu’on me respecte. Allez savoir !

Ce qui me chagrine, c’est que d’après mes gardes, aucun vecteur ne s’est encore présenté aux portes Transbourgeoises.


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