Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.
Journal intime d’Héloïse Essoine, médérinaire
Le merceri 29 jovial, an XXVI, au petit matin
Une dure soirée de garde à l’hôpital. Je n’ai pas pu fermer l’œil. Seule, j’ai dû passer tout mon temps avec un malade atteint d’un mal étrange et, comme si ça ne suffisait pas, répondre aux questions indiscrètes du chef de la sûreté Diogène Savète, venu en triporteur à l’hôpital avec cet homme mourant. Pourtant, mon service s’annonçait très calme. Les vaches s’étaient couchées entre les lits, et les malades en cure de sommeil dormaient toujours, épuisés par la construction du mur.
Je suis fébrile.
J’ai le visage cireux de fatigue et le cuir chevelu qui me démange. Et puis je n’ai rien mangé. Je n’ai même pas faim. Pour moi, le matin est une deuxième nuit blanche dont la pâleur m’empêche à nouveau de dormir.
Je suis partie prendre le soleil dans les jardins de la Penfeld où j’aime écrire dans un état de fatigue extrême, quand les dernières ressources de mon esprit viennent mourir sur le papier. J’en profite pour me presser une orange, frotter un peu de thym sur mes tempes et mâcher du ginseng. Trois produits aux vertus excitantes qu’on trouve en abondance dans les parterres ou sur les arbres.
Il était au moins minuit quand Savète est arrivé en sueur sur le grand parvis de l’hôpital Morblanche. Dans la carriole du triporteur se trouvait un homme que j’ai cru d’abord en état de décomposition avancé, verdâtre, le corps, la peau recouverte de croûtes profondes.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça, monsieur Savète ?
— J’ai pensé que ça pourrait vous intéresser.
— Je ne travaille pas à la morgue. Je m’occupe seulement des hommes et des animaux malades de Brest.
— J’aimerais savoir qui c’est. Je ne crois pas qu’il soit tout à fait mort. Il est apparu aux halles Samartin. J’aimerais que ça reste secret. Que ça ne revienne pas aux oreilles d’Onésime. Inutile de l’alerter là-dessus.
On est entré dans l’hôpital avec le macchabé dans une civière. J’ai glissé le corps dans un grand lit du dortoir général, entre les bêtes couchées dans la paille et les dormeurs exténués. J’ai tiré les rideaux pour cacher la vue, difficile à soutenir, de cet homme en plein pourrissement. Il n’y avait pour nous éclairer que la pâleur lunaire qui filtrait d’un soupirail au-dessus de nos têtes. Savète ne respectait pas le silence de l’hôpital. Même si j’étais la seule à chuchoter, je lui ai tenu tête.
— Je ne sais même pas pourquoi je l’ai couché ici. Il est dans un état terrible.
— Vous pourriez l’ausculter, quand même ? Il était très faible, tout à l’heure, mais je doute qu’il soit mort. Je dois aussi vous dire qu’il était couvert d’une sorte de branchage sur tout le corps. J’ai tout cisaillé pour essayer de le sauver quand il s’étouffait avec de l’eau.
— Ça n’a pas dû l’arranger.
La carcasse ne bougeait pas, raide comme un piquet, mais comment refuser quelque chose au chef de la sûreté, Diogène Savète ? A contrecœur, j’ai commencé à l’ausculter. A l’aide d’un stéthoscope, je cherchais les battements du cœur sur ce qui devait être sa poitrine. Rien.
— Les escarres de sa peau me gênent pour faire mon examen.
— L’écorce, vous voulez dire ?
On en a retiré l’équivalent d’un disque de dix centimètres à l’aide d’un scalpel. Savète le manipulait pour m’aider dans mon examen. Pas de pulsations, pas de rythme cardiaque.
— Il est mort.
— Non, regardez, il bouge un peu.
— Ce sont les nerfs, mais il est mort.
Je me suis penchée sur sa bouche, pas un souffle. Par acquit de conscience, j’ai même enfilé le tensiomètre sur le bras branchu – Tension nulle.
— Je veux l’entendre, je veux savoir d’où il vient. Tout à l’heure, il voulait écrire. Vous n’avez pas quelque chose pour le faire remuer ?
— Vous voulez le ressusciter pour l’interroger ? Le cuisiner comme vous m’avez cuisinée quand Saul a disparu, c’est ça ? Un instant, j’ai cru que vous vouliez vraiment le sauver pour lui-même.
— C’est le cas. Songez que c’est peut-être un de nos hommes qui a été contaminé par la forêt.
— C’est probable mais ça dépasse mes compétences et mes attributions, M. Savète. Je ne peux rien faire pour vous. Regardez tout autour, je passe ma journée à soigner des animaux et à veiller les Brestois qui se sont blessés sur le mur.
Il s’en fichait. Son regard s’attachait au cadavre.
— Et si c’était Saul ?
— Je l’aurais reconnu, M. Savète. Ce n’est pas Saul. C’est à peine un homme ce que vous me présentez là. Je ne tiens pas une jardinerie.
— Jurez-moi que ce n’est pas Saul et que si c’était le cas vous l’auriez reconnu.
— Je l’aurais reconnu même brûlé vif.
Il s’ébouriffait les moustaches et se grattait l’arrière du crâne en regardant tout autour de lui. Puis, la main sur le visage, il m’a demandé :
— Ça ne vous surprend pas, cette métamorphose ?
— Plus rien ne me surprend. Une forêt qui avance, des hommes qui construisent des remparts contre elle, et tous les jours, des hommes et des vaches malades.
— Vous savez, Mme Essoine, que cette forêt est l’ennemi. Vous voyez bien que c’est d’elle que nous vient cet homme. C’est signé. Cet inconnu, là, rongé par la mousse et plein de sève, c’est elle. C’est encore elle.
— Je vous l’ai dit. Je ne soignerai pas cet homme. Même s’il était de chez nous. Il n’y a plus rien à faire, M. Savète, et je m’y connais en malformation, en veau à deux têtes, en porc à cinq pattes, mais ça, ça ne me dit rien. De toute façon, il est déjà mort… humainement parlant.
— Que lui est-il arrivé, et comment s’est-il infiltré ?
— Ça, c’est à vous de me le dire. Vous êtes de la sûreté, non ? C’est à vous de chercher.
Il ne savait plus quoi répondre. Je voyais bien qu’il se sentait bête et qu’il se disait à part lui : « Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? »
— Il va falloir libérer le lit, M. Savète, votre arbre est bon pour la scierie.
Il m’a regardé soudainement dans les yeux :
— Une autopsie, vous pouvez faire ça ?
— Je n’ai pas le temps mais je connais quelqu’un qui pourrait le faire.
— Il n’est pas de Salouis au moins ?
— Non, c’est un ami étudiant qui vit au cimetière Samartin.
— S’il habite au cimetière, ça va. Je peux vous faire confiance ?
J’ai raccompagné Savète jusqu’à l’entrée de l’hôpital. De retour au dortoir, j’ai étudié de nouveau notre homme. Il n’y avait vraiment rien à faire.
Revoir Diogène Savète m’a remis en tête tout l’interrogatoire qu’il m’a fait subir et toutes les suspicions qui ont pesé sur moi. Tomber amoureuse de Saul et vivre avec lui m’aura coûté cher, et si notre séparation fut difficile, elle ne fut pas aussi dure que toutes ces brimades : suspecte n°1 au moment de sa disparition, accusée tantôt de complicité, tantôt d’assassinat. Je dois ma liberté aux filles du service qui m’ont défendue et aussi à la situation difficile que traverse Brest et qui nécessite ma présence à l’hôpital.
Si je fais des gardes, c’est pour voir le moins possible de gens la nuit et dormir le jour. Je n’ai plus qu’un ou deux proches en dehors de mes collègues.
Saul et moi, on ne pouvait plus vivre ensemble, mais je ne pensais pas que tout s’effondrerait après son départ. Quand je dis tout, je parle aussi de la ville.
On s’est séparé d’un commun accord et on a coupé les ponts. Notre couple ne pouvait plus tenir. C’est toute ma vie sentimentale que j’ai dû déballer devant Savète et son équipe. Maintenant qu’il s’est persuadé que je suis innocente, il voit Saul partout, c’est son obsession, même dans cette charogne rejetée par la forêt. D’un côté, heureusement que la forêt se rapproche de nos remparts et que ça occupe tout le monde. C’est une belle occasion pour me ficher la paix.
Je suis retournée voir le mort plusieurs fois dans la nuit : ce n’est pas Saul, cet homme dans le fond du dortoir. Je suis formelle. La taille ne correspond pas, la forme du visage non plus. Les mains n’ont rien à voir, les jambes sont tout à fait différentes. Même si le corps est déformé, noueux, dur et enflé, je sais que ce n’est pas Saul. Je sais qu’il est vivant, quelque part.
Savète me fait pitié. D’inspecteur brillant, il est devenu cet être tout ramassé sur lui-même, superstitieux et pensif.
J’ai retiré le corps et je l’ai caché derrière l’hôpital avant que les infirmières n’arrivent ou que les autres patients se réveillent. J’ai écrit un billet à Phyllias Nomic, le botaniste du cimetière Samartin, bien décidée à obéir à Savète. Après tout, s’il veut qu’on dissèque son bout de bois, on va le faire et cela ne me regarde plus.
Je ne lui en veux pas, au fond, à ce pauvre vieux. Je lui ai même dit, avant qu’il ne parte :
— Vous savez M. Savète, une personne, un individu, ça ne veut pas dire grand-chose. On croit connaître les gens, jusqu’à ce qu’ils changent. J’ai le respect du vivant, et je sais reconnaître les frontières de la vie et de la mort. Je peux soigner, mais il m’est impossible de transformer une chose en une autre. Je sais de quoi je parle.
Maintenant, il est dix heures du matin et le soleil m’embrasse sur la joue dans les jardins de la Penfeld.
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