samedi 23 juillet 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 8/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.



Calepin de Jeannie Negadel, gargotière

 

            Le jouteri 30 jovial, an XXVI, dans la nuit

Je ne sais pas comment je trouve encore la force d’écrire après de tels événements. C’est comme si tout le reste devait attendre, même le repos. Si j’attends, si j’oublie, c’est foutu. Mes nerfs sont à vif mais il faut que je raconte cette soirée de joutes même si la fatigue me met à rude épreuve. Mon crayon s’agite et me tient éveillée.

Comme tous les jouteris, je m’installe avec mon fourbi sous le cours Dajot, l’endroit idéal pour la restauration ambulante. Mes brochettes de saucicéleris-branches partent bien, mais y a une drôle d’ambiance. C’est pas tant l’électricité dans l’air, il y en a toujours eu, mais plutôt comme un climat de révolte. On n’entend plus les chansons à boire habituelles, mais des slogans et des discours contre Salouis.

Dès le départ, il n’y a plus de limite et je m’y connais. Ça ressemble à une manifestation d’enragés. Un règlement de compte à grande échelle.

On me dit : « Ce soir c’est la révolte. Tu feras la tambouille une autre fois, Jeannie ! »

De toute façon, avec une telle pagaille, mon stand n’aurait pas duré longtemps. Autant grossir les rangs de l’insurrection.

Les reproches faits au gouvernement de la ville portent sur la sécurité et les risques qu’on fait prendre aux ouvriers sur le rempart sud-est. Et puis, c’est vrai que l’homme-arbre de la soirée dernière laisse à penser que la forêt nous envahit déjà. C’est très inquiétant. Que font les gardes ? Que fait Onésime ? Et combien de mes clients sont morts d’épuisement pour rien ? Il faut que ça cesse et qu’on s’occupe nous-mêmes de la politique de la ville.

Ça crie en rythme : « L’autogestion ou la mort ! »

La nuit tombe. Les fêtards bousculent les employés préposés aux réverbères et piquent leur brandon enflammé pour allumer au jugé tantôt des lampadaires, tantôt le bout des branches des arbres du cours Dajot. L’enfer a ses lampions.

Jamais les joutes du port n’ont été aussi violentes. Dire que d’habitude on organise des spectacles et des concerts…

Me revient cette scène de combat au milieu d’une cale sèche. C’étaient deux brutes qui n’étaient pas d’accord. L’une d’elles a envoyé son poing si fort dans la figure de l’autre qu’on aurait dit que la frappe prenait encore son élan au moment de l’impact. La victime est tombée lourdement au milieu de l’arène, cachée par la foule en délire.

Alors que j’essaye de m’orienter, une fumée lourde, chargée de toute l’humidité des lieux, me soulève le cœur. Les feux sauvages prennent de l’ampleur. Dans l’obscurité, les remparts de pierres rouges clignotent face aux flammes dansantes, et la végétation sèche s’embrase. Partout, la foule d’un seul tenant s’agite en tout sens à perte de vue. Le port est noir de monde. Les bastons forment des grumeaux. Des passages à tabac, tous les dix mètres, me font dresser les cheveux sur la tête. Les combats se multiplient à gros bouillons d’insultes. La rage se mord la queue. C’est la furie, à sang et à cris. Les joutes sont des pugilats. Ça se castagne. J’avance toujours. Quoi faire d’autre ?

Il n’en faut pas plus pour que la BAPAV (Brigade Autonome de Protection À Vélo) fasse une arrivée fracassante sur le port. La trentaine de bicyclettes disperse les fêtards. Mais pas pour longtemps. Ils arrivent juste quand la fête commence. Ces cyclistes apportent seulement un peu de sang frais. On veut se mesurer à eux. L’accueil moqueur des fêtards, les mouvements louvoyants des forces de la BAPAV, les premiers jets de bouteilles, les bris de verre et les ruades se mêlent dans un tohu-bohu infernal.

C’était seulement la première fournée. D’autres brigades arrivent, plus nombreuses encore et mieux équipées. On rigole moins. Le chaos que nous formons, contraints et forcés, se dirige vers le nord. Nous remontons en cortège le cours Dajot puis défilons dans la grand’rue Jangeau. La BAPAV nous talonne et nous matraque. De prédateurs, nous devenons troupeau. On nous presse, et on se presse les uns contre les autres. On ne se sent plus du tout des ailes.

Y a du monde partout. Affolant. Des réfugiés avancent ahuris parmi nous. On les reconnaît à leurs loques, mais ils se fondent dans le grouillement des jouteurs en guenilles, leurs vêtements déchirés par les combats de rue.

L’air est un orage au ras du sol.

La peur de prendre des coups et d’en donner malgré moi. Il faut avancer. La BAPAV n’est pas loin, elle est tout autour. Nous sommes encerclés.

Faudrait rendre compte des cris, des affrontements autour de moi. Impossible. Panique et confusion générale.

Je me sens toute petite à m’en noyer. Ce que j’observe est une infime partie de tout un capharnaüm qui me dépasse.

Ça crie sans se comprendre alors ça crie encore plus fort. Des voix cassées me tapent dans le dos. Plus vite ! Plus vite !

Les hommes sont noirs dans la nuit. Leurs silhouettes s’agitent comme des draps en plein vent. C’est terrifiant.

Nous sommes sourds. Les sons, les percussions nous traversent en pleine poitrine sans passer par les tympans. Nous résonnons du ventre comme des caisses claires à l’envers. Le son porte avec lui ses coups.

Qu’est-ce que je fous là ?

Fanfare de cris désaccordés.

Prise à la gorge par le tonnerre étouffé des vitres en miettes. L’écho des coups de feu me fracasse le crâne.

Je ne sais plus où donner de la tête.

Je ne reconnais plus la ville arrachée à sa nuit noire.

A mes pieds, je ne veux pas savoir sur quoi je marche. Je ne veux plus voir.

Corps en nage qui font tout trembler autour de moi.

Des gens partout. La population de Brest a quadruplé ou quoi ? Frénésie. Je ne peux pas fuir.

« On va où ? » Les gens s’appellent de loin, les yeux rougis d’angoisse. Ces visages exorbités me frappent en plein cœur.

Apeurés, mes yeux cherchent une sortie.

Mes cinq sens aux abois se débattent dans ma cervelle.

Je me sens folle au milieu des fous. Ma raison me gêne, c’est un caillou dans ma chaussure.

La tête me tourne. Où que je tourne la tête, d’autres têtes se tournent.

Ce n’est pas loin d’être la guerre. Nous sommes une armée en déroute prise en tenaille par la BAPAV.

En plein chambardement, saoule de fatigue ; ce n’est pas le moment.

Nous avançons toujours tout droit dans la rue Jangeau, les uns sur les autres et complètement désorientés.

            A hauteur de nulle part, nous apercevons enfin le rempart nord et les portes Transbourgeoises.

Sauvée.

La BAPAV lâche prise et fait demi-tour.

Impossible de compter les morts dans la nuit. Impossible d’y voir clair. Il y a de la brume ou du brouillard.

A la lueur des becs de gaz qu’on vient d’allumer sur les remparts, je m’aperçois que mes mains sont poudreuses et dorées. Les créneaux sont recouverts d’une suie couleur fauve. Qu’est-ce que c’est ?

            Tout est jaune mimosa.

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