Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.
Agenda d’Onésime Malouin, coopérateur de Brest
Le jouteri 30 jovial, château de Kerstears
12h07
Des volutes d’encens me frôlent le visage et la fumée lourde de mon cigare ne tient pas aussi longtemps dans l’air que ces nuages osseux dans le ciel.
12h18
Je n’ai pas touché mon déjeuner. Pas du tout faim. Je digère ma bile du matin au soir. Je me sens comme un dieu dans son Olympe : je me nourris des odeurs parfumées qui montent des cuisines. Ça me suffit amplement. J’écris le nez repus.
13h16
Les rapports de mes espions m’inquiètent, je n’aime pas du tout les nouvelles manières de Diogène. Il passe son temps à Samartin, ce quartier de dissidents. Il doit être en train de manigancer quelque chose dans mon dos. S’il était mon subalterne, je lui aurais depuis longtemps fait savoir que son bureau se trouve à Salouis, dans la forteresse. Seulement, il est plus ancien que moi et il a le respect, voire l’amitié, de bon nombre de Brestois. Je ne peux pas m’en faire un ennemi. Heureusement que nous nous voyons peu. J’ai bien fait d’établir mon QG au château de Kerstears finalement. Ça me permet de superviser l’avancée des travaux autour de Brest. Et puis, par la grande fenêtre de mon bureau, j’ai une belle vue sur la roseraie du jardin, encadrée par deux lions de pierre, et la rade à l’arrière-plan dans la ramure des arbres de mon parc.
Comme ma politique coopérative patauge, il faut me concentrer sur la défense de la ville ; ma seule gloire pour le moment. Les remparts de l’est sont mon idée, et tout le monde travaille à leur édification.
S’en souvenir quand ça ne va pas.
13h37
Ne surtout pas m’égarer. Je ne dois pas non plus laisser la colère me gagner, ni la paranoïa. Après tout, Diogène fait son travail. Laissons-le de côté pour le moment. Il y a plus urgent. N’y pensons plus.
14h09
Le pouvoir me met à rude épreuve. Tout commence à s’embraser autour de moi. Ça va trop vite. La forêt approche dangereusement et la défense n’est pas opérationnelle. Il y a toute la portion des remparts qui longe les vallons du Stang Alar à faire sortir de terre. Les travaux sont lents, je dois mobiliser tous les jours des dizaines de boisilleurs pour défricher la zone. Hors de question de laisser un pouce de terrain à la forêt. Pour ça, j’applique à la lettre la politique de la terre brûlée. Le problème, c’est que ça prend du temps. Il faut faire des coupes rases avant de poser la moindre pierre. J’ai beau galvaniser les troupes en me rendant quotidiennement sur le chantier : la forêt est là, et bien là. Devant la brèche, mes hommes s’épuisent à nourrir et entretenir les brasiers pour éviter la repousse des plantes invasives. La prolifération d’arbustes et d’arbrisseaux pionniers mettent à mal mes plans. Mes experts ont remarqué que le bois est trop vert et trop gorgé d’eau pour brûler rapidement. Il est pratiquement ininflammable. C’est désespérant de revoir le taillis pousser dans la cendre de la veille. Je ne pensais pas la forêt si dure à cuire, elle va voir de quel bois je me chauffe. Il nous faudrait des désherbants mais nos ateliers et nos raffineries tournent à plein régime pour fabriquer des produits de première nécessité et de la poudre afin de tenir le siège qui s’annonce. On défoncera le fût des arbres à coups de canon s’il le faut. J’aurais aimé choisir l’attaque plutôt que la défense mais la forêt nous a pris de vitesse. Quelle ironie.
15h37
Beaucoup pensent que je veux rétablir le pouvoir pour en jouir égoïstement. Et pour cela, on m’oppose la figure pure et désintéressée de Saul. Les temps n’ont-ils pas changé ? Ne faut-il pas innover ?
Je ne vois que pagailles et tensions. Le désordre est partout au nom du bien, du mieux, de la révolution pour tous. On loue le passé, on désapprouve le présent et on craint l’avenir. Saul s’est donné corps et âme à la politique, il l’a payé de sa vie et de sa raison en partant au diable. Moi, je veux bâtir un système politique stable et fort. Nous n’avons pas le choix. On me reproche ma politique sécuritaire, mais la situation ne l’impose-t-elle pas ? On me juge responsable des différences sociales de plus en plus marquées dans la ville, je n’y peux rien. J’ai toujours pensé qu’une coopérative brestoise serait souhaitable pour ma ville. Samartin y voit un despotisme, moi j’y vois plutôt un ordre naturel : ceux qui savent cultiver cultivent, ceux qui savent construire construisent et ceux qui savent diriger dirigent. Chacun sa place.
A courir dans tous les sens et à m’épuiser jour et nuit, je n’ai pas tellement l’impression d’être un privilégié. Les Samartinois sont persuadés d’être des esclaves enchaînés. Ils ne voient pas, comme moi, les maillons de cette chaîne que nous formons tous, unis les uns aux autres.
Les Samartinois sont des idéalistes aux esprits étroits. Ils veulent retourner le pouvoir. D’accord, mais pour quoi faire à la place ? On se demande bien. Qu’ont-ils à apporter ? Le désordre ? Ils veulent me destituer, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils empoisonnent leur existence, et celle des autres, pour des notions vagues auxquelles ils tiennent. Leur autre obsession c’est Salouis qu’ils voient comme un paradis bourgeois. Ils oublient un peu vite les industries, la saleté de certaines rues et la vie parfois rude qu’on y mène.
C’est simple, nous ne pouvons pas nous comprendre. Je vais être obligé de les mater s’ils ne se tiennent pas sages.
15h45
C’est à cause de Saul que la politique de la ville est à ce point minimale et gagne-petit. La seule chose de bien qu’il ait jamais faite, ce sont ces murs, et encore c’était mon idée. J’ai dû m’imposer pour qu’il finisse par céder, mais il était déjà bien faible. Je n’ai eu qu’à lui placer cette idée sous la gorge. A l’époque, il essayait déjà de masquer son mal. J’ai eu du flair. J’ai senti quand le ver était dans le fruit.
Je fais bien de rester à ma place de coopérateur. Ma position, en apparence modeste, me confère quelques pouvoirs : celui d’empêcher de nouvelles élections, par exemple. En l’absence du bourgmestre, c’est le coopérateur qui assure la régence.
15h52
Il faut remettre la politique à sa juste place : c’est-à-dire au sommet.
16h05
Ma hantise, c’est de finir comme Saul. Je crois qu’il est malade et qu’il est allé se cacher comme un rat pour crever. D’une maladie honteuse, sûrement. C’est ce qui arrive quand on s’amourache d’une médérinaire qui couche au milieu des bêtes et des malades.
16h17
Je suis peut-être le dernier à avoir vu Saul Acedia. C’était au cours d’une de mes insomnies, je me promenais sur le chemin de ronde quand je l’ai aperçu partir vers le nord. Son ombre traînait derrière lui, on aurait dit qu’un linge sale collait à ses talons. Il essayait de fuir la lumière jaunasse des becs de gaz. Je ne l’ai pas reconnu à sa silhouette, mais à son ombre, à son ombre qui le trahissait, l’allongeait et, en quelque sorte, disait tout de lui.
Un rapport atteste que plusieurs Brestois l’ont vu passer ce même soir. Le lendemain, Saul avait disparu. J’aurais pu l’abattre froidement, de loin, d’un tir silencieux et bien placé. J’aurais fait porter le chapeau à un garde et l’aurais défendu en disant qu’il l’avait pris pour un rôdeur et que le couvre-feu n’était pas encore levé.
Je regrette, ça m’aurait sûrement simplifié la vie de l’avoir éliminé comme ça. Après ce fait-divers du bourgmestre assassiné, on serait passé à autre chose vite fait bien fait.
16h31
Je me demande ce que Diogène trouve à Saul.
Moi je le boufferais. Je l’imagine traîner sa vieille carcasse de bourgmestre quelque part. Tant qu’il sera vivant, je n’aurai pas de repos. Je veux le savoir mort ou vif et agir en fonction.
Maintenant, j’ai des envies de guerre, on a les défenses pour ça. Qu’elle vienne après tout cette forêt, elle verra bien qu’on n’a pas la main verte.
17h45
On m’avertit à l’instant qu’il y a du grabuge en ville, sur le port, un peu partout. J’avais oublié que nous sommes jouteri. Ce sera la pagaille ce soir.
18h07
Mon vaguemestre vient de m’apporter le courrier. Il pense avoir des nouvelles de l’extérieur. Je tressaille. C’est une lettre du vecteur principal. J’ai reconnu son cachet en cire d’abeille, ressource trop précieuse pour provenir d’une autre main que la sienne, et l’empreinte de sa vectorielle ne laisse aucun doute. Il a peut-être trouvé quelque chose.
Voici la lettre écrite d’une main tremblante :
« Onésime Malouin,
Rendez-vous aujourd’hui a 21h00 au
Stang Alar, a l’intérieur des serres de l’ancien conservatoire de botanique. Nous
parlerons.
Salutations,
Le Vecteur Principal »
20h31
Je vais quitter mon bureau et me mettre en chemin. J’en profiterai pour m’assurer de la progression des remparts.
Pendant ce temps-là, tous les ouvriers qui commencent tôt et finissent tard leur journée, abrutis de travail, vont s’algooliser dans les rues. Ils débauchent pour la débauche. Sûrement qu’ils doivent avoir besoin de cette soupape, cette tradition du jouteri soir que je ne peux pas supprimer sans me mettre tout le monde à dos. Espérons qu’il n’y aura pas trop de casse.
20h34
J’informe mon boisilleur en chef, Bill Kerreizh, du rendez-vous qui m’a été donné. C’est l’homme à poigne qu’il me faut pour veiller à ma protection et assurer mes arrières. Je crains une révolte.
Les consignes sont simples : qu’il sécurise la ville et veille à ce que le Stang Alar soit sûr le temps de mon entretien. L’idéal serait de repousser tous les jouteurs au nord, à Samartin. Je les veux loin de Salouis. Surtout, qu’il n’hésite pas à utiliser la force et la répression en cas de besoin : beaucoup de geôles sont libres au château et nous n’avons jamais trop de bagnards pour faire avancer les travaux de la défense. Ensuite, je veux qu’il revienne à son poste au Stang Alar et me fasse son rapport. Il ne faut pas perdre de vue la forêt.
J’ai confiance en Kerreizh. Il dirige d’une main de maître ses équipes de boisilleurs et garde la maîtrise de l’incendie à la lisière des bois. Il fait du bon boulot.
Que m’importent ces rustauds du jouteri soir qui se battent entre eux à jour fixe. C’est la forêt qui doit rester mon objectif principal.
20h37, sur la route du Stang Alar
Quand même, il ne faut pas que je délègue trop souvent mon pouvoir. Je me demande jusqu’à quel point mes hommes de main me resteront fidèles : je ne les tiens ni par l’argent (ils gagnent bien peu), ni par le pouvoir que je leur confère (ils me sont le plus souvent complètement inféodés.) Ils me suivent uniquement parce que je leur ai fait une promesse, une promesse qui m’est de jour en jour plus difficile à tenir : rendre à la ville son prestige.
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