Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.
Feuillets de Phyllias Nomic, botaniste
Merceri 29 jovial, fin d’après midi,
cimetière Samartin
Reçu un pli ce matin :
« viens aux jard.
de la penf. à midi - service à te demander »
C’est Héloïse. Mon cœur fait des bonds. Tout autour devient bonheur et joie, même les gueules de bois tuméfiées des travailleurs en route pour les remparts.
Je n’irai pas au cours de Coudol ce matin. Je perds peu à peu l’envie d’étudier. A quoi sert un enseignement si on ne peut plus obtenir la profession qu’on mérite ? De toute façon, j’ai la tête ailleurs et je ne pense qu’à rejoindre Héloïse.
Je l’ai toujours eue dans la peau. On s’est rencontré à la faculté, elle en étude de médérinaire, moi en botanique, et on a sympathisé. Un peu plus tard, quand je lui ai avoué mes sentiments, elle avait déjà sauté dans les bras de Saul Acedia. Depuis sa disparition, depuis six mois, j’attends ce genre de lettre et la voilà enfin !
Je sors de chez moi, du 22, carré 9, rang 1, du cimetière Samartin. Je suis d’excellente humeur, au point de trouver les maisonnettes en pierres tombales charmantes. Mes voisins me rendent mon bonjour. Ils doivent me trouver bien guilleret. Dans ce quartier triste, un sourire, un petit rien détonnent.
J’attends le tram à l’arrêt Samartin. Je me sens bien, je me sens frais. Je me laisse aller à regarder le ciel au-dessus des toits.
Le tram arrive, je m’installe sur la banquette avant d’où on peut voir le cul des vaches tracteuses broutant l’herbe entre les rails. Direction les jardins de la Penfeld où Héloïse lézarde sûrement au soleil comme un animal à sang froid. J’ai dans la main son billet que le contrôleur a composté par mégarde. Il y a un trou dedans. Tant mieux, je pourrai y passer une ficelle et le porter au cou, comme un talisman. En attendant je le lis et le relis. « Jard. de la penf. » ce sont les jardins de la Penfeld, il n’y a pas de doute, mais dans mon trouble je préfère m’en assurer. Au fond, je ne le lis pas, je le contemple.
Dans la rue Jangeau, il y a foule. C’est un merceri, les gens se précipitent dans les boutiques. Moi, je ne suis pas très bien habillé. Au moins, mes vêtements sont propres, ils sentent le savon d’algue et j’ai fait bouillir ma chemise au moins une heure. Maintenant, le tissu est aussi doux que mes joues parfaitement rasées.
Les vaches du tram sont gênées par les badauds et les acheteurs qui traversent la voie ferrée n’importe comment. Ils passent de boutique en mercerie, de mercerie en troquet. Mes rêveries vont et viennent comme les passants, s’arrêtant sur tout et rien. Il y a des enfants qui distraient les vaches, et leurs parents, pressés, qui les retiennent par la main. Le conducteur gueule un coup puis tire sur une courroie, qui permet d’ajuster sur les yeux des vaches des œillères en bogues de marronnier d’Inde, Aesculus Hippocastanum. Les bestiaux meuglent puis continuent leur route, tirant derrière eux nos voitures pleines à craquer de voyageurs et de marchandises à répartir dans tous les quartiers de Brest. La chaleur est douce en ce mois de jovial. Les voyageurs lisent Brest-éclair : « Le Relecq et Guipavas en pleine forêt : et toujours aucune nouvelle des vecteurs » indique la une.
Je descends avant Salouis. Mon billet ne me permet pas de passer les portes Liberté. Tant pis, je longerai les remparts du quartier sans rien voir des belles boutiques de l’hyper-centre. Je marcherai dans les douves peu profondes et boueuses au lieu des trottoirs impeccables de la rue Desiam. Qu’importe, je suis en avance, comme toujours quand on est amoureux, et mon bonheur, contrairement à mon pantalon, sort des sentiers battus immaculé.
Au détour de Salouis que je laisse derrière moi, j’aperçois le grand barrage de Recouvrance, avec ses deux tours énormes, et mon tramway qui le traverse au pas lent des vaches. Au loin la mer verdâtre, et en contrebas les jardins de la Penfeld d’un vert émeraude pailleté de fleurs et de fruits foncés comme des ombres. Au centre, dans l’ancien lit de la rivière asséchée, il y a des plates-bandes potagères à perte de vue. Sur les côtés, des carrés de cultures céréalières encaissés dans les anciens bassins. Dans le n°1, du sarrasin en fleur, Fagopyrum esculentum, dans le n°2 du froment, Triticum aestivum, qui monte et tangue sous le vent, dans le troisième, un peu au fond, peut-être de l’orge avec ses épis aux cheveux dressés. Je mets un temps avant de me souvenir de son nom, Hordeum vulgare. A défaut de me passer en tête des poèmes d’amour, que je ne parviens jamais à apprendre par cœur, je nomme les beautés botaniques par famille, par genre et par espèce. Je descends les marches de la porte Tourville. Je passe à côté des vieux bateaux, dressés à la verticale et bourrés de grains ; quels silos ingénieux ! Je retrousse mes manches et déboutonne mon manteau pour sentir le vent qui souffle dans la plaine, et termine son parcours en allant hululer là-haut dans les haubans du barrage.
Moi qui ne mange que de la patate molle et du grain moisi, toute cette abondance me rend fébrile. C’est un paysage qui donne de l’appétit. Mon estomac s’en émeut. Cueillie dans un verger, je croque une pomme. Elle aurait peut-être été meilleure à la mi-fructôse, mais sa chair serrée de sucre est bonne et dense. Je passe sous les tunnels de branches des fruitiers couleur rouille et tout festonnés de lichen pour déboucher sur les vignes en désordre couvertes de grappes qu’on pourrait prendre de loin pour des cultures de moules tellement les grains sont noirs et gros. Je remonte sur le quai de l’ancien arsenal par une échelle aux barreaux incrustés d’anciens coquillages qui me font mal aux mains.
J’arrive au lieu du rendez-vous, en bas de la colonne de la Consulaire, ce vestige de canon redressé.
Héloïse est déjà là, assise auprès des grilles. Elle ne m’a pas encore vu. Elle doit s’attendre à me voir arriver dessous les gros tilleuls verts au tronc court, droit devant elle. On ne sait pas si elle réfléchit, si elle s’ennuie, si elle est triste ou concentrée. Elle est dans sa blouse blanche un peu trop large. Son pied nu, sorti de son sabot, bat la mesure ; sans doute un peu d’impatience, un peu de frénésie. Ses cheveux, même attachés, bouclent sur sa nuque et ses tempes. Ils me saluent, ils me font des signes soyeux.
Je m’assieds près d’elle sur une borne d’amarrage. A la voir, je me dis que je me suis peut-être emballé, qu’après tout, elle ne m’a pas envoyé un pli pour compter fleurette. Non. Elle est même de sale humeur. Ses ongles sont rongés jusqu’à la lunule. Quand elle m’aperçoit, son regard ne s’éclaire pas comme le mien. D’un coup sec, mes pupilles et mon cœur se resserrent.
On dirait bien que j'ai lu ce pli sans le lire. J’allais parler, mais après un sourire fatigué en guise de salut Héloïse me dit : « Il faut qu’on aille derrière l’hôpital Morblanche, il y a un tas de bois que le chef de la sûreté veut que tu analyses. Tu verras, c’est bizarre, c’est un genre d’homme-plante, il est mort, je te passe les détails. Toi qui es botaniste, il te demande de l’examiner, d’en faire une autopsie et de lui envoyer le bilan par courrier. Il faudrait savoir ce que c’est, ce qu’il lui est arrivé et son identité, si tu peux… Tout ça ne me regarde plus. Les plantes, c’est ton truc. J’ai suffisamment d’animaux à soigner, humains compris.»
J’emboîte le pas, la mort dans l’âme, jusqu’à l’hôpital où elle me remet une hotte en osier pleine de morceaux de bois très lourds. Elle me dit « Je l’ai débité en morceaux pour que ce soit plus transportable et moins voyant. Fais gaffe ça suinte. La chair, ou le bois, est encore verte. »
Moi aussi elle me met en pièces, et moi aussi je saigne.
Quand elle me demande si j’ai bien compris tout ce qu’il faut faire, je réponds « oui oui » sans desserrer les dents. Seul geste un peu affectueux : elle m’aide à passer les bras dans les bretelles de la hotte. On se quitte sur le parvis de l’hôpital, elle très droite, requinquée, prête à soigner ses patients, moi chancelant, tout ployé sous mon faix.
Héloïse, c’est la rudesse d’une garde-malade et le caractère taciturne d’une femme qui s’occupe des animaux. Et pas aimable avec ça, mais je l’aime. Je l’aime autant que je me trouve bête. On est complémentaire : moi je suis tendre, un vrai brin d’herbe.
Je remonte cette étrange dépouille en morceaux à travers la ville et sans économiser ma peine, me reprochant de ne pas avoir demandé à Héloïse si elle pensait toujours à Saul. Elle aurait pu répondre à cette question, elle me devait bien ça. Enfin elle m’aurait dit « où veux-tu en venir ? » Et je lui aurais répondu « nulle part, je me demandais juste, à bientôt » et j’en serais arrivé au même point avec toujours ma hotte sur le dos et le moral dans les chaussettes.
« T’as vraiment merdé » je souffle entre mes dents tout en réajustant le fardeau sur mes épaules.
Les vaches du tramway me doublent dans la montée de la rue Jangeau. Elles s’arrêtent à chaque arrêt, pas moi. Direct à la maison et au boulot. Je n’ai pas la tête à autre chose qu’à bûcher (c’est le cas de le dire) alors je vide mon fardeau de bois. « Il n’y a que le travail qui puisse un peu me consoler » je me dis.
Déjà, ça commence mal : je ne connais pas le nom de l’essence qui produit ce bois étrange et noueux. Pour un peu je bazarderais le tout dans la cheminée avec pour allume-feu le pli d’Héloïse tout chiffonné. Tout compte fait, je m’y mettrai dans la nuit. Je vais prendre l’air sur le mur du cimetière, assis face à l’est. Le coucher de soleil dans le dos. Comme ça, face à la forêt menaçant le ciel et la terre, je penserai à Héloïse. A cette heure, elle doit être quelque part en train de fumer, probablement sa courte pipe en terre, les yeux dans le soleil couchant.
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