Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.
Bloc notes de Bill Kerreizh, boisilleur en chef
Je me trouve en haut du monument américain, cette grosse tour rose et carrée posée sur le cours Dajot. La vue sur le port de commerce est imprenable. Tous les porte-drapeaux sont sous mes ordres et des centaines de gars prêts à m’obéir au doigt et à l’œil. A trente mètres de haut, j’aperçois toute la cavalerie légère des garçons vachers en selle, les allées et venues des cyclistes de la BAPAV et des fantassins sur le pied de guerre, tous prêts à fondre sur l’ennemi. Quel spectacle ! Et au milieu de tout ça, les insurgés en nombre et indisciplinés. Onésime m’a fait un beau cadeau en me demandant de faire la sécurité. Je jubile.
Seul inconvénient : des nuages poisseux jaunâtres prennent à la gorge. C’est curieux que la ville soit si polluée un jouteri soir. Normalement toutes les usines sont à l’arrêt. Personne autour de moi ne sait ce que c’est ni d’où ça vient.
Je me mets à l’abri dans la tour du monument, et poste quelqu’un en faction pour me remplacer. J’en profite pour rédiger mon rapport :
« Grande Agitation au port de commerce
Rappels au calme par haut-parleur –
rien n’y fait
Feux clandestins
Rixes dans les cales sèches
Intervention de notre équipe de la
brigade vélocipédique
Envoi
de la deuxième brigade en soutien, avec béliers perce-foule et tortues d’assaut
en bois
Nous
prenons l’avantage
Les
insurgés battent en retraite
nos
hommes prennent en chasse le cortège
nous
les tenons
Beaucoup
d’hommes à terre, beaucoup de violence
Départ
de feu dans l’ancien palais de justice
Evacuation du monument américain pour prendre le commandement afin d’entraîner le mouvement des insurgés vers le nord de la ville. »
Je descends quatre à quatre les marches de la tour et file à vélo avec mes hommes au coude à coude. Il va falloir tout donner. On roule dans les rues mises à sac pour mater l’insurrection. L’agressivité monte en moi. Nous pédalons en danseuse et à toute vitesse derrière la chienlit. Je fonce le premier dans la viande saoule des insurgés.
Coups de crosse et coups de poing. Je n’ai aucune pitié pour les essoufflés qui décrochent du peloton. Une main sur le guidon, l’autre en l’air, je lance à la cantonade « Pas de quartier ! » Loïc Siklo, un de mes hommes, me crie que la foule se dirige vers le nord de la ville. « C’est bien ! Surtout, bouclez toutes les rues adjacentes, pas de fuite, on va les épuiser dans la rue Jangeau et ils iront s’écraser contre les portes Transbourgeoises du rempart nord. »
La foule perd du terrain dans la côte. Sur les porte-bagages et à l’arrière des tandems, nos matraqueurs à double gourdins tapent à tour de bras. Sur leur VTT les lanciers aiguillonnent les traînards. « Continuez ! A force, ils vont se piétiner entre eux ! » On est sur leurs talons. Je fais signe de tirer les coups de sommation dans le dos. Les tortues d’assaut s’exécutent. Nous slalomons, mais nos roues se prennent dans les corps. Nous devons ralentir. Quelques têtes brûlées veulent nous prendre à rebours. Sabres au clair, nous les frappons. On remonte à vélo. D’un coup de sifflet, je donne le signal aux béliers perce-foule d’enfoncer le cortège par les côtés à une intersection de la rue Jangeau. Les rangs se clairsement mais ça galope encore. Les coureurs de fond tombent sous nos balles et les éclopés sont matés. Il reste encore du monde à se débattre devant nous ; tant mieux, il faut des vivants pour les murs.
Je crois qu’ils ont eu leur compte. Inutile de forcer la mesure. « Que ça leur serve de leçon. » dit Loïc Siklo pendant que j’essuie mon sabre. « Tu parles, je dis, ça passe par une oreille et ça ressort par l’autre. »
La partie est gagnée, mais cette saloperie de poussière jaune tombe toujours et me fait larmoyer malgré moi. Le phénomène s’accentue à hauteur de Samartin. Qu’est-ce que c’est, bon sang ! La poudreuse s’accumule sur les trottoirs et la route ensanglantée. On doit respirer par le nez pour ne pas s’étouffer. Je réprime des envies d’éternuer.
Il faut que j’aille rejoindre Onésime au Stang Alar. Il attend sûrement mon rapport.
Je quitte mes hommes et, avec l’énergie d’un jeune homme, je traverse toute la ville à vélo. Rien ne m’arrête, seulement cette poussière qui fait chasser les roues. Je pédale en rasant les murs et les pas de portes où cette neige est moins présente grâce au débordement des toits. Ma respiration est saccadée, j’ai la gueule enfarinée. Toute cette poudre a un goût d’épice.
J’arrive enfin aux jardins du Stang Alar, complètement recouvert de jaune. Les sentiers, tout encombrés de matériel de construction, sont impraticables. Je me retrouve à rouler dans la pelouse. Je passe sous les grandes roues de bois qui servent à treuiller des pierres énormes, puis sous les pieds tripodes des grues de fer. Il fait vraiment nuit. Je ne discerne plus rien, les buissons, les parterres et les massifs de fleurs se mélangent dans le noir et le jaune qui tombe du ciel. Je contourne de justesse des quantités invraisemblables de blocs de béton. Vrai jardin lunaire en ruine et poussiéreux. J’abandonne mon vélo avant la petite montée qui mène au conservatoire de botanique où m’attend Onésime.
Je rentre en coup de vent, hors d’haleine, dans les serres défoncées par la végétation sauvage. Elles surplombent les remparts en construction et les ravins profonds... Quels lieux maudits !
Je traverse les anciens pavillons tropicaux, longe la cactuseraie désaffectée et passe en trombe devant les pépinières changées en terrain vague. Mes pieds s’enfoncent dans l’humus des plantes de l’ancien monde maintenant laissées à l’abandon. Je frôle des arbustes humides et lépreux. J’enjambe des arbrisseaux poussant de travers. Dans ces serres à la merci du chiendent et de la mauvaise herbe, les pâquerettes poussent dans la jungle et les pissenlits envahissent les dunes artificielles.
J’arrive enfin. Onésime est au fond, de dos, face à six personnages de haute stature, immobiles. Le troisième au centre a un sourire mauvais et les yeux noirs. Ce doit être le vecteur principal. Il a beaucoup changé mais je le reconnais à son uniforme, même décati. Son œil est sombre, on distingue à peine l’iris, et sa main droite tremble. Elle tremblerait bien plus encore s’il ne la serrait pas dans son poing gauche, ganté, d’étrangleur. Les autres ont piètre allure. Surtout, il en manque un. Ils étaient sept vecteurs à partir pour la forêt. Ceux-là sont juchés sur des montures en mauvaise forme. Derrière eux, les carreaux sont brisés et des fougères géantes passent la tête. M. Onésime Malouin se retourne, me jette un crayon, un bloc-notes et me demande de consigner toute la conversation. Je rétorque qu’il se passe des choses graves à Brest et que je dois lui faire mon rapport.
Il ne répond pas. J’obéis et retranscris l’échange entre Onésime et le vecteur principal. Les autres, tête baissée, restent silencieux, quasi morts, en tout cas pas plus vivants que le décor qui nous entoure.
En sortant, abasourdi, je chemine aux côtés de monsieur Malouin dans les rues désertes et jaunes. Il songe sûrement à ce qui vient d’être dit et à la mauvaise tournure que la réunion a prise. Pendant ce temps-là, je me dis que nous sommes des proies faciles et je reste aux aguets. La zone est sécurisée, mais on ne sait jamais.
Onésime ne dit rien, son visage est dur. Pour lui, je n’existe plus. Il est tellement fermé que son mutisme m’empêche d’en placer une. De toute façon, je ne sais pas quoi dire. C’est lui qui brise le silence, sans me regarder : « Vous avez bien tout noté ? Il faudra que je lise ça à tête reposée. » A tête reposée ? Alors que Brest est à feu et à sang ? Qu’importe. C’est lui le patron. Je lui remets le document quand, soudain, mon regard est attiré par quelque chose au loin, vers le nord-est.
— Regardez, qu’est-ce que c’est là-bas, dans le ciel ?
— Ce sont des flammes. Pour autant que cette saleté jaune me laisse voir.
— C’est à Samartin, oui, ça doit être le cimetière qui est en feu. J’y vais !
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