mercredi 3 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 11/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

Là, le chapitre précédent

Feuillets de Phyllias Nomic

 

Vanneri 31 jovial, fin de matinée

Je me suis caché dans les petites tours à colonnades du clocher de l’église Samartin. J’y ai passé la nuit sans fermer l’œil. Après ma fuite du cimetière en feu, on m’a cherché pendant des heures. A vrai dire, je n’ai pas réfléchi, j’ai foncé tout droit vers l’église qui se situe juste en face et je suis rentré par une des portes latérales que j’ai refermée à double tour.

Je n’ai rien à me reprocher. J’ai fait tout mon possible et j’ai fui pour avoir le temps de réfléchir, seul, dans mon coin. C’est ça. Je savais que si on m’arrêtait tout de suite, on allait me bombarder de questions et que, confus, je ne pourrais pas y répondre. Maintenant, c’est tout vu.

L’étrange incendie provient de la combustion de cet homme-arbre que m’a confié Héloïse pour que je l’examine. Oui, le feu a pris dans le tas de bois humain que je venais d’autopsier. Est-ce à cause de l’abondante chute de pollen ? Je ne vois pas le rapport, mais ces deux phénomènes sont arrivés en même temps. Ces nuages de pollen provenaient, j’imagine, des pins sylvestres que j’aperçois du haut de mon clocher, en lisière de forêt.

Heureusement que Diogène Savète, prévenu par ma lettre que l’autopsie était terminée, est arrivé au cimetière au moment même où j’essayais de me dépatouiller avec le corps qui prenait feu. Je lui criais « Virez ce pollen, il commence à prendre feu à son contact ! Vite ! » Le feu n’était pas brûlant, il était étrangement tiède mais corrosif pour les matières mortes. Phénomène curieux, il ne s’en prenait pas aux vivants. Plus nous étouffions le feu en jetant de la terre dessus, plus il s’intensifiait. L’eau pulvérisée par les sapeurs n’a rien arrangé non plus, elle n’a fait qu’exciter les flammes qui bondissaient, hors de contrôle. Il a fallu un miracle pour stopper l’incendie.

Je n’en écris pas plus. Je préfère tout raconter de vive voix à ceux qui m’arrêteront, à Onésime et ses sbires. Ce serait trop dangereux de tout noter ici, on pourrait me supprimer après m’avoir lu, tandis que s’ils m’attrapent, ils devront m’emmener vivant pour tout comprendre. J’ai d’ailleurs sur moi quelques preuves de ce miracle…

De toute façon, c’est certain, on m’attrapera. Il n’y a qu’à voir en bas toute la milice de Salouis qui circule autour du cimetière, à ma recherche.

 A l’intérieur de l’église, j’ai pu trouver un peu de paix.

Tôt le matin, quand j’ai eu un peu faim, j’ai fini par descendre dans l’église où j’ai volé un bocal d’anchois conservées dans du formol. C’est mal mais j’avais faim, et j’avais besoin d’énergie pour réfléchir. De toute façon il n’y a que ça ici : des animaux qui flottent dans de l’algool, des bêtes empaillées, des créatures embaumées depuis des lustres ; bref, des vestiges de la faune de l’ancien monde. J’ai même déplumé quelques volatiles pour rembourrer un oreiller et faire une sieste là-haut. Mon repas n’était pas fameux ; c’était la première fois que je mangeais de la viande. J’aurais pu aussi bien goûter la portée de rats mort-nés dans sa bouteille d’algool. Ils avaient l’air bien frais, tout rose. On aurait dit de la pâte d’amande.

J’ai aussi chapardé quelques livres.

Je ne vais jamais à l’église, c’est un tort car l’intérieur est magnifique. Les voûtes sont maçonnées en os de baleine dorés à l’or fin. Dessus, en lettres immenses, on peut lire :

persuadé de sa grandeur,

l’homme est devenu inconscient.

           Les grandes orgues sont décorées en peau de requin. Il y a, nichées dans les murs, toutes sortes d’animaux, surtout des mammifères momifiés dans des positions extatiques. Pendant les messes, cela doit faire forte impression, tous ces morts à poils et à plumes en plein ravissement, immobiles. Les vitraux en feuilles transparentes de corne de vache sont assez réussis. On dirait des ongles longs qui laissent passer la lumière. Les joints en cire d’abeille hexagonaux auraient besoin d’être restaurés, mais tout le pourtour en os fait grand effet. Comme d’habitude, les vitraux représentent les différentes scènes de la dernière grande extinction. C’est parfois de mauvais goût, comme cet ours sur ses deux pattes postérieures qui s’étrangle de désespoir. C’est tout l’homme, ça, commettre l’irréparable et se morfondre plus tard par le biais de l’art, de la spiritualité et des grands discours moralisateurs. Toutes ces pauvres bêtes assassinées, mi-reliques, mi-trophées de chasse, qui prennent la poussière au lieu de devenir poussière. Pour vous toutes, ni résurrection, ni repos éternel. Pourtant, maintenant que le cimetière est parti en fumée, on pourrait vous faire de jolies tombes. N’empêche, le lieu est beau. Ces poissons séchés qui pendent au plafond, suspendus par du fil de pêche, rivalisent de beauté avec ces oiseaux morts en plein vol retenus par de grands câbles noirs. Par contre, tous ces yeux jaunes en plastique vous donnent mauvaise conscience. L’extermination massive nous a légué des fantômes de peau, de paille et d’os. Ne figurent ici que les disparus. L’église est un muséum dédié à l’Histoire naturelle. L’homme y rentrera sûrement bientôt.

        Voilà à quoi je songeais dans cette église, ou plutôt dans cette nouvelle arche de Noé avec sa ménagerie pour taxidermiste.

J’espère qu’Héloïse va bien. Vu la situation, elle doit être débordée.

Maintenant, j’ai presque envie qu’on vienne me chercher, qu’on m’emmène dans la forteresse Salouis pour que je puisse tout raconter. Mais la vue est belle. On voit la forêt, les remparts, la ville.

Il va me manquer, mon petit quartier. Il y avait toujours des hommes et des femmes qui faisaient la vaisselle sous les robinets publics, ceux qui servaient autrefois à l’entretien des fleurs tombales.

Le cimetière, sans vraiment m’y voir vivre, je m’y voyais bien mourir. Au fond, sa destruction a quelque chose d’une petite résurrection pour moi. Je vais tâcher de renaître de ses cendres. De là où je me trouve, on dirait une plaine avec ses arbres et ses pelouses indemnes. J’aperçois les équipes d’Onésime en train de fouiller dans les braises à la recherche du foyer de l’incendie pour essayer de comprendre sa mystérieuse extinction.

A l’est, la forêt est toujours à marée haute.

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