dimanche 28 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 18/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

Là, le chapitre précédent

Fiches d’Onciale Coudol, bibliothécaire et linguiste

 

Décence 2 fructôse, sur le toit de la bibliothèque, au coucher du soleil

La vérité se dévoile : dans le malheur, les livres sont loin.

Tout est perdu ou presque. Je n’ai qu’à m’agripper à ma mémoire, à tous les fantômes de livres qui me hantent. Ce qui me reste de mes lectures est informe et déformé. Je suis une femme pleine d’impressions et de savoirs vagues. C’est comme pour les gens : les souvenirs ne suffisent pas, il faut les fréquenter pour en garder une image nette.

Les textes essentiels ont disparu, ainsi que leurs copies. Les gazettes et les journaux surnagent en salle de lecture. Je ne peux pas quitter le toit de la bibliothèque, les escaliers sont encore sous l’eau.

Je suis seule, avec tous les livres, à être restée dans les eaux grises de l’inondation. Tout le monde a choisi son camp, moi, je suis restée avec le papier.

Je n’ai fait aucun signe. Je n’ai pas allumé de feu pour être vue des équipes de sauvetage. J’attends. J’attends qu’ils se souviennent qu’à Brest, autrefois, il y avait une bibliothèque. C’est par orgueil que je suis restée. C’est aussi pour nourrir ma colère. Je n’en reviens pas qu’on ait oublié de sauver les livres. Je n’ose pas songer aux archives de la ville. Ça doit être encore pire.

Brest est sous les eaux et tous les rats quittent le navire, sauf moi, naturellement, le rat de bibliothèque.

Au début de l’inondation, j’ai sauvé les volumes que j’ai pu porter à bout de bras sur le toit. J’en prenais par dizaine, au hasard sur les rayons, car une mère ne choisit pas les enfants qu’elle va sauver pendant un incendie, elle les sauve tous ou périt avec eux. Cela dit je ne me suis pas noyée, et je ne les ai pas tous sauvés. Je n’ai pas non plus aidé à évacuer l’hôpital. J’aperçois les dernières embarcations en partance pour Salouis avec les malades et les derniers soignants.

Malgré tout mon amour des livres, vous savez ce que j’ai sauvé en premier quand les premières vagues du déluge se sont écrasées sur la verrière de la bibliothèque ? Ma peau, et ce carnet.

Heureusement que je sais un certain nombre d’ouvrages par cœur et quantité de langues et de dialectes… La mémoire des Hommes doit redouter que j’attrape une méningite.

Je crois que je vais rester ici. Je préfère ça à l’obligation de choisir un camp. Cette guerre ne me regarde pas. Il ne sera pas dit que la bibliothécaire, ce capitaine de la lecture, n’a pas coulé avec ses livres.

           Dans le silence nocturne et lourd de la ville évacuée, je m’aperçois, maintenant qu’elle a disparu, que ma bibliothèque était bien vivante et sonore. Chaque jour j’entendais les feuillets qu’on tourne, les brefs grincements de chaise, les gommes qu’on frotte et qu’on repose, les soupirs des lecteurs au travail et leur toux étouffée, les reniflements, les pieds qui tapent contre les pieds de table, les mots chuchotés entre les rayonnages. Comme j’aimais alors battre la mesure de cet orchestre à l’aide de mon tampon encreur sur les pages de garde des livres ! Tout ce ramage silencieux de besogne intellectuelle va me manquer.

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Tilia

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