mercredi 24 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 17/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

Là, le chapitre précédent

Journal intime d’Héloïse Essoine, médérinaire

 

Décence 2 fructôse, fin d’après-midi

            Journée atroce. On m’arrache d’abord à mon hospice qui sombre dans l’inondation, pour m’infliger, une énième fois, une reconnaissance de corps, cette fois-ci dans la forteresse de Salouis. J’ai beau me débattre dans l’eau qui me monte jusqu’aux cuisses, et expliquer à mes ravisseurs que l’évacuation de Morblanche et l’aide à porter aux malades ne peuvent pas attendre, ils m’embarquent sur le champ. Une fois sur place, on me demande de but en blanc si le contenu d’un coffre qu’on me tend n’appartenait pas à Saul. C’est une concrétion blanche, cylindrique, avec des ouvertures tout autour. Son allure étrange lui donne l’air d’avoir passé des années sous la mer ou dans l’espace.

Cet objet, même amoché, me rappelle quelque chose. Mon regard s’embue.

    Selon vous, s’agit-il des restes vivants de Saul ? demande Onésime.

    Des quoi ?

  Est-ce le corps de Saul ? Le vecteur principal m’a assuré que l’ancien bourgmestre est dans la ville sous la forme de restes vivants.

Les membres du conseil accusent le coup et se regardent en silence, l’air de dire « tu y comprends quelque chose, toi ? » Onésime reprend la parole :

    Vous paraissez émue devant cet objet retrouvé sous la terre. Dites-nous pourquoi.

    C’est un cadeau que je lui ai offert il y a longtemps. Je ne m’attendais pas à le revoir, et surtout dans cet état.

    Drôle de cadeau.

  Pas vraiment. C’est un manège miniature, ou plutôt c’était un manège. Vous voyez, quand on gratte un peu la croûte tout autour, on commence à voir les chevaux et les barres auxquelles ils sont suspendus. On voit même apparaître les frises et les panneaux décoratifs du carrousel.

Le conseil reste incrédule et j’ai toujours les yeux rouges. Diogène dit de sa grosse voix :

    Vous pouvez la croire sur parole, Onésime. Pour l’avoir interrogée sans arrêt ces derniers mois, c’est bien la première fois que je la vois émue aux larmes. Il s’agit bien d’un artefact appartenant à Saul. Ses larmes ne trompent pas.

    Cet objet m’est adressé, en quelque sorte.

    Par Saul ?

    Oui.

Je me sens bête, à pleurer sur ce manège informe. Je pleure parce que c’est le premier signe de Saul depuis notre séparation. C’est un peu comme une bouteille à la mer. Tout ça me chamboule. La voix voilée, je dis :

    On dirait que quelque chose a vécu dedans. On dirait une sorte de nid.

            Phyllias, que je n’avais pas remarqué jusqu’alors, ajoute après m’avoir pris le manège des mains :

                C’est vrai. Ce manège a été colonisé par des insectes qui ont accumulé, autour de la maquette, des matières diverses comme de la boue, du sable et des brindilles. Ils ont l’air de s’être multipliés là-dedans. C’est un reste de fourmilière, ou de termitière, mais d’un genre nouveau.

Phyllias, en enlevant du manège la terre et cette matière qui ressemble à du papier mâché, nous montre les galeries et leurs réseaux de couloirs et de petites salles. Il y a même des œufs, des cadavres d’insectes et quelques larves minuscules. Il demande l’autorisation de garder l’ensemble pour ses analyses. Onésime acquiesce.

Ce nid, est-ce une dégradation volontaire de mon cadeau ou, au contraire, une sorte d’hommage à notre ancien amour ? Comment savoir ? C’est dans un manège que nous nous sommes embrassés la première fois.

J’ai les doigts sales et poudreux. Je suis ailleurs, assaillie par les souvenirs et les émotions. Je ne m’étais pas rendu compte que Saul avait emporté mon premier cadeau. Je pensais qu’il était parti sans rien. Onésime reprend la parole :

   Ce qu’il faut en conclure, c’est que les insectes et Saul sont liés à ce manège. J’irai même jusqu’à dire que Saul Acedia et cet essaim d’insectes ne font qu’un, qu’ils sont précisément ces restes vivants que nous recherchons. Oui ? Vous voulez ajouter quelque chose, Phyllias ?

    Je partage votre hypothèse, cela expliquerait pourquoi le chien d’Acedia s’est précipité dans les sous-sols pendant l’incendie. Il a dû le reconnaître à l’odorat malgré sa métamorphose.

    Reste à savoir jusqu’où Saul, si je puis dire, s’étend. Ce manège n’est sûrement qu’une partie de son empire souterrain. D’ailleurs, nous ne savons pas où se trouve son chien ni vers qui, ou vers quoi, il s’est précipité en descendant sous terre. L’inondation a-t-elle causé des dégâts dans cette fourmilière ? Sans doute, mais nous n’en savons rien.

Silence du conseil. Certains ont les mains jointes sur la bouche, comme en prière, d’autres se massent le front marqué de rides anxieuses. Onésime reprend la parole.

    Qu’en pensez-vous, Mme Essoine ? Vous qui avez connu Saul, cette transformation vous surprend-elle ?

  Oui… Non… Je ne sais pas. Comme je l’ai dit et redit à M. Savète, plus rien ne m’étonne. Dans les derniers temps de notre relation, juste avant son départ, Saul me disait souvent, d’un air mystérieux : « je me sens en pièces. » Pour le reste, ça me dépasse, comme vous.

Phyllias se lève et dit :

— Pour avoir passé un peu de temps à l’église Samartin, quelque chose m’est venu à l’esprit en parcourant des textes liturgiques. Ils racontent qu’il y eut des miracles et que des saints se changèrent en animaux. Ça contrarie mon esprit scientifique et ma raison, mais on peut imaginer que Saul, reclus en ermite, se serait changé, non pas en un seul insecte, mais en des millions. On dit bien que sa sagesse était grande et que c’était un être extraordinaire, n’est-ce pas ?

Tous les regards convergent sur le coopérateur. Cet éloge de son rival le fait manifestement bouillir.

Paradoxalement, ce que dit Phyllias tombe sous le sens. Saul n’était pas un homme comme les autres. Dès le début de notre relation, son comportement étrange et grégaire me déplaisait. Je n’appréciais pas son rapport fusionnel avec les Brestois, qu’il appelait d’ailleurs « sa fourmilière ». De là à concevoir qu’il s’est changé en milliers d’insectes... C’est dur à dire, mais je préfère croire qu’il est mort.

Ce sont des grincements, à peine perceptibles, qui me sortent de ma rêverie. Apparemment, je suis la seule à les entendre ; les autres discutent. En prêtant l’oreille, ça ressemble à des stridulations. Ça provient du bocal d’insectes sur la table basse. « Courage, courage… courage, courage… Courage, courage…» semblent me dire les bestioles en grinçant des pattes et des mandibules.

A l’issue du conseil, on me raccompagne dans une barque à l’hôpital Morblanche. L’évacuation du personnel soignant, du matériel et des malades est pratiquement terminée mais il y a encore des blessés non transportables en demande de soins.

Jusqu’au soir, je me répands dans le malheur des autres pour oublier les miens. Je panse, je couds les plaies, je prends la température, je fais des plâtres avec ce que je trouve dans les placards et les armoires à pharmacie restants. Je pense à Saul. Je soigne sans y penser, par habitude. Pour les autres, je me dissous dans ma tâche. Sans compassion, le regard vide, je m’active. Pour ne pas pleurer, par pur égoïsme, j’ai besoin d’exercer mon métier. Dans mon délire, tous ces estropiés qui se tordent de douleur, tous ces malades et ces fiévreux, ne souffrent pas autant que moi. J’ai faim de blessures, j’accapare tous les maux. Il m’en faut pour donner de la chair et du sang à mon mal. Je vole contusions, bleus, os brisés, visages éborgnés, membres démis, fractures et brûlures. Mon avidité, pleine de dévouement, surprend malades et collègues.

Avec la fatigue et la tension nerveuse, des points noirs et rouges passent devant mes yeux, des mouches imaginaires bourdonnent à mes oreilles. Je me gratte. Mon corps me démange. L’angoisse monte.

Je me répète : « Malades, dites-vous bien que vous êtes chanceux d’avoir un corps, même souffrant. Vous cherchez la santé, goinfres que vous êtes ! Ah ! Si je n’avais pas tant de blessés à soigner, c’est moi qu’il faudrait compter parmi les morts et les disparus ! »

Je m’en veux d’avoir abandonné Saul à son sort. Ce qu’on a vécu, c’est inénarrable. Et maintenant Saul est vivant, tout autre, là, peut-être autour de moi. Qui sait ?

J’essaye de me calmer. Les légers troubles visuels ont disparu, mais je me sens malheureuse. Avant de quitter les lieux, je prends l’air à la fenêtre de ma chambre, près des dortoirs.

Il fait un temps de gros nuages tout bleus. Hirsute, la forêt s’en contrefiche. On vient me chercher pour gagner Salouis à la rame.

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Tilia

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