Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.
Feuillets de Phyllias Nomic
Décence 2 fructôse, forteresse de Salouis
Evidemment, la milice urbaine d’Onésime est venue me surprendre en pleine nuit dans l’église de Samartin. Ils n’y sont pas allés de main morte en me sonnant les cloches en pleine tête et à toute volée.
J’ai depuis des acouphènes terribles.
Après m’avoir fait les poches, ils m’ont enfermé dans la grosse tour Madeleine de la forteresse Salouis. Ils ont trouvé dans ma poche quelques papiers mais surtout des insectes dissimulés dans les revers de mon pantalon. D’après les livres d’entomologie feuilletés dans l’église, ce sont des vrillettes, des charançons et des termites.
C’est seulement vers 11h00 du matin qu’on m’a escorté jusqu’à la salle d’audience du donjon pour que je donne ma version des faits devant le conseil de la coopérative brestoise. Assis sur une chaise, Diogène venait tout juste de passer son interrogatoire. Son air flegmatique, sa silhouette massive et droite, ses moustaches en clé de voûte et son air solennel ne pouvaient que me donner du courage et, après mon séjour en cellule, j’en avais bien besoin.
J’étais très impressionné, je n’avais jamais mis les pieds dans la forteresse. Impossible de faire abstraction de ses murs immenses et de ses fenêtres avares en lumière.
Quel lieu écrasant.
En comparaison, tout paraissait petit, même le conseil. On aurait dit une bête réunion de formalité. Le personnel était habillé sans recherche. Je m’attendais à plus d’apparat, mais il faut croire que la coopérative cherche avant tout à ressembler au peuple. Belle hypocrisie ! Tout ça pour dire que l’interrogatoire, j’avais surtout l’impression de le passer en tête à tête avec le château plutôt qu’avec le personnel. Au fond, je me sentais comme un graffiti sur un monument historique.
Onésime était étendu dans un fauteuil, les pieds sur une table basse en sapin. Cette posture faussement désinvolte ne trompait personne : sec, maussade, les traits tirés, c’était un vrai paquet de nerfs. Avec son regard impérieux et son agenda dans lequel il écrivait frénétiquement, le coopérateur de Brest m’était franchement antipathique. A côté de lui, très discrets, ses administrés disparaissaient dans des fauteuils en rotin, à l’exception du boisilleur en chef qui se trouvait debout dans le fond de la salle.
J’essayais d’expédier ce que j’avais à dire mais on me faisait répéter sans arrêt. Je me décomposais à vue d’œil. La fraîcheur des pierres me glaçait. Onésime, plein de mépris, paraissait ailleurs. Il devait déjà savoir ce que je racontais. J’étais défait.
Heureusement, Diogène m’encourageait du regard.
Ils m’ont demandé, encore et encore, ce que je faisais jouteri soir. Je leur ai parlé de ma dissection du corps du vecteur dans le cimetière. Ils m’ont demandé pourquoi j’étais certain que c’était Randernog. Je leur ai dit de retirer la grosse bague que j’avais au doigt. Ils ont pu se rendre compte que c’était une vectorielle en argent, avec les initiales du porteur, dérobée sur le corps mi-homme mi-plante. Ils m’ont semblé convaincus.
Un larbin d’Onésime a lu devant tout le conseil mon rapport, celui que j’avais envoyé à Diogène, mais en buttant sur chaque mot que j’avais pourtant écrit correctement :
« Membres adventifs sur tout
le tronc de l’individu.
Bourgeons floraux et bulbilles sur
les tempes et jusqu’à l’arrière du crâne.
Bractées sur le pourtour du col.
Pustules résineuses sous la peau.
épiderme craquelé - à écailleux -
dans certaines régions du corps avec présence de nombreuses lenticelles.
Toute la mâchoire, après ouverture,
est entièrement épineuse.
Cage thoracique nervurée.
Mains et pieds entièrement peltés
et dépourvus de doigt ou d’orteil.
Oreilles pétaloïdes.
L’extraction du cœur a révélé un
organe endommagé de forme tuberculeuse .
La circulation du sang, très épais,
ne se fait plus par pulsation cardiaque mais par capillarité des vaisseaux rendus
fibreux par le mal.
Nombreux rhizomes intestinaux.
Poumons racinaires dans les lobes inferieurs et branchus dans les lobes supérieurs.
- Conclusion : Il s’agit du vecteur Randernog décédé d’une constriction a la gorge due a la
propagation végétative et fulgurante d’un mal inconnu provoquant l’étouffement
des tissus respiratoires. »
C’est vrai qu’il y a beaucoup de mots compliqués. Pour vulgariser mon propos, j’ai dû leur expliquer que la gorge était noueuse et quasiment obstruée par des poumons bourrés de racines et de bronches ressemblant à s’y méprendre à des branches. Ils m’ont demandé de confirmer que l’origine de l’incendie était bien due à une pluie de pollen. J’ai dit oui. Après, ils ont voulu savoir ce qui a permis d’éteindre le feu de Samartin. Des insectes, j’ai répondu. Ils m’ont demandé si je savais comment les insectes s’y prenaient pour éteindre un incendie. J’ai répondu que ça n’était pas un incendie comme les autres. Que ça ressemblait plutôt à une croissance de plantes en accéléré et que ces bestioles s’étaient visiblement chargées de les dévorer. Les insectes que j’avais cachés dans l’ourlet de mon pantalon sont passés de main en main. On les comparait avec ceux prélevés sur le site et enfermés dans un bocal. C’étaient bien entendu les mêmes. Après, ils ont voulu savoir si on pouvait en élever pour combattre la forêt, voire les utiliser contre les Guérinois. Prudent, j’ai répondu qu’on pouvait toujours essayer mais qu’une grande partie avait dû périr noyée, et qu’en plus ces insectes étaient a priori inoffensifs pour les hommes. Ils ont paru déçus. Puis le conseil a délibéré.
J’étais dans tous mes états, mais après quelques minutes de délibération, le verdict est tombé. Si je m’y attendais !
« Votre savoir sur les plantes et les insectes nous est précieux. Voulez-vous prendre le grade de vecteur ? » m’a demandé Onésime. Abasourdi, j’ai bredouillé que je devais réfléchir, ce qui voulait dire oui. On m’a rendu ma vectorielle volée et on m’a dit de prendre un siège. Je me suis installé près de Diogène.
Je prenais peu à peu conscience de ce que cet honneur signifiait. J’allais non seulement pouvoir mener à bien mes recherches, mais j’avais enfin le grade insigne de vecteur. Celui que j’enviais depuis si longtemps. Moyennant une surveillance, à cause de mon appartenance à Samartin, j’avais maintenant tous les droits. Dorénavant, je serai un homme important de Salouis.
Peu de temps après, des gardes ont apporté ce qui ressemblait à un grand coffre et me l’ont ouvert sous le nez. « Voilà ce qu’on a retrouvé dans les souterrains du cimetière, a dit le bras droit d’Onésime, pour l’instant c’est confidentiel. » On m’a demandé si j’avais une idée de ce que ça pouvait être. On aurait dit du corail blanchi, mais avec plein de trous dedans, comme une sorte de termitière, ou de nid, ou de ruche. Tel que c’était disposé dans le coffre, ça pouvait aussi ressembler, très vaguement, à une cage surmontée d’un chapiteau. Enfin ça ne ressemblait à rien de connu. « Vraiment, je ne sais pas quoi vous dire », j’ai répondu. Ils m’ont demandé si ça ne ressemblait pas au cadavre du Randernog que j’avais autopsié. J’ai dit « pas du tout » et je me suis demandé s’ils m’avaient vraiment écouté jusque là.
« On l’a trouvé dans une sorte de crypte ou de terrier, sous le cimetière Samartin, là où sont sortis les insectes. Il en restait d’ailleurs beaucoup qui grouillaient autour de cette chose. On ne voyait pas bien avec nos torches. Tout autour, c’était un vrai dédale et on a mis le temps avant de revenir à la surface » a dit l’un des sous-fifres.
Onésime a claqué dans ses doigts et Héloïse Essoine est entrée dans la salle, prise entre deux gardes. « On va enfin savoir », a-t-il dit, « si ça a un rapport, de près ou de loin, avec Saul Acedia. »
A cause des épreuves qu’elle devait surmonter à l’hôpital, un peu de sa beauté s’était évanouie, mais il restait sa grâce brutale et fière. La fatigue ne faisait pas que marquer son visage, elle soulignait aussi la beauté de ses traits.
Quand on lui a présenté le contenu du coffre, elle s’est écriée :
— Quoi, encore ?! Qu’est-ce que c’est ?
En voyant Diogène du côté des inculpés, elle a pouffé :
— Vous ? ici ?
Par égard pour Héloïse, je ne préfère pas raconter la suite de son entretien pénible avec le conseil.
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