mercredi 17 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 15/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

Là, le chapitre précédent

Calepin de Jeannie Negadel, gargotière

 

            Saineri premier fructôse, sur les remparts, fin de journée

            Comme dit le dicton : « Qui s’impose un premier fructôse, et tout le mois lui sera rose. » Tu parles ! Je me souviendrai de ce jouteri, et même du vanneri qui a suivi et qui était aussi fou.

Après la répression sanglante, je suis partie bille en tête avec les autres me mettre à l’abri pendant que l’incendie faisait rage, au loin, dans le cimetière Samartin. Il était tard quand nous avons investi le chemin de ronde.

Je ne les avais jamais vus d’aussi près, les remparts. Ils sont hauts, ils sont massifs, mais ce n’est pas du Vauban, ils font même un peu « bricolage ». Moi, à la place de la forêt, je ne m’en ferais pas trop.

Avec les becs de gaz, plus tous les flambeaux des rescapés qui arrivaient par vagues, on y voyait de mieux en mieux. Ça a bardé un peu au début parce que les gardes ne se laissaient pas faire. Bien mal leur en a pris, car nous étions plus qu’échauffés pour la bagarre. Les plus dociles ont baissé les armes et se sont fondus dans le groupe des insurgés, d’autres ont résisté en vain. Ils reposent dans les douves. Quant aux forces de l’ordre encore à nos trousses, il a bien fallu qu’ils nous lâchent la grappe pour rappliquer au cimetière et aider leurs copains. On a ensuite déblayé le chemin de ronde pour s’y installer. Au bout d’une heure tout était propre et la pluie de pollen faiblissait. L’anneau de pierre hérissé de pointes était à nous. On encerclait la ville.

Malgré les morts, il y avait de la victoire dans l’air. Les remparts grouillaient de monde, et on ne pensait même plus à boire tellement on avait bu. Ça pleurait, ça criait, ça chantait. C’était une vraie soirée d’inauguration. Enfin, on jouissait de ces fortifications qui nous avaient tant coûté pendant des mois. Par un juste retour du sort, le fruit de ce travail d’esclave nous rendait libres.

Le lendemain matin, comme on devait purger les vannes, les Guérinois ont donné l’ordre de les ouvrir à fond. « Vous en faites pas, tout est prévu » semblaient-ils dire avec une mine autoritaire. Les gardes transfuges nous ont montré les manettes, les volants d’action et les leviers. On y a passé la matinée tant les commandes étaient grippées sur les écluses de la Penfeld. On passait les uns après les autres pour forcer les commandes.

Les larges clapets de fer cédaient peu à peu, laissant de l’eau pisser si fort que ça faisait de la brume. La rivière allait à vau-l’eau dans les rues. Je pensais que la flotte serait plus claire que ça. Elle était presque noire. On aurait dit de la terre soulevée par une explosion. La quantité d’eau était telle que ça ne faisait pas de vague, ça tombait d’un bloc sur la ville et ça la dévalait à la vitesse d’un glissement de terrain.

Rien à manger, rien à boire, mais le spectacle étanchait notre soif et calmait notre faim.

On fermentait en plein air, engoncés sur l’étroit chemin de ronde. On était maintenant en position de force. On tenait en respect l’intérieur de Brest.

J’ai passé la journée de vanneri à écouter la rumeur de cette cascade artificielle et à regarder les rues se changer en rivières et presque en fleuves. On restait accoudés aux créneaux, silencieux. La catastrophe était trop bruyante pour parler. La journée s’est passée comme ça. C’est long de remplir une ville.

En milieu d’après-midi, j’ai commencé à avoir sommeil. Je me suis trouvée un endroit au calme, vers l’ouest de la ville, loin des vannes. Les paysans de Recouvrance regardaient consternés leurs champs fichus. Moi, exténuée, je me suis allongée à l’intérieur d’une échauguette pour dormir jusqu’au lendemain. J’ai rêvé de tout un tas de choses étranges et décousues. Je devais être trop fatiguée pour rêver correctement. Les contusions, les bleus et les courbatures de la veille me faisaient souffrir. Les cloches de l’église Samartin m’ont réveillée. Elles sonnaient en pleine nuit, sans raison.

Donc, ce saineri matin, j’étais vaseuse.

Quand je me suis levée, j’ai vu par une meurtrière le bâteau-fort, le bâtiment flottant tout en rondins construits par les Guérinois. Sur l’eau sale de l’inondation, il pourchassait un ballon d’observation de Salouis. Les tirs étaient nourris. L’espion volant a pris la fuite, puis le bâteau-fort est venu mouiller non loin des remparts. Il doit attendre que le niveau d’eau soit suffisamment important pour accoster. D’après les ouï-dire, ce navire est le quartier général de la place Guérin. Je ne savais pas que l’ancien fortin était à ce point amphibie ! Il devient même offensif quand il est sur l’eau, et on m’a dit qu’il doit mener la mission « Capricorne ».

J’ai remarqué qu’entre camarades on se ressemble beaucoup : cheveux en bataille, yeux battus, habits bouffants. A suivre les idées des autres, on en prend immédiatement l’aspect. Ma voix ricane souvent et mes rictus se contractent pour un rien. Je me sens flegmatique et acide en dedans. Les remparts nous galvanisent. On sautillerait de malice si on avait la place pour le faire. On se sent tous investis d’une mission d’intérêt général. Ça nous démange, et d’ailleurs on se gratte beaucoup.

L’eau du barrage soulève un parfum de limon. Ça donne froid et faim, mais ça nous change de l’odeur de vase du large.

Devant ce déluge qui continue de s’abattre, on se prend tout d’un coup à se demander si, tout compte fait, notre colère est aussi grande que la catastrophe qu’on a produite. Ça nous fait vaciller un moment. L’explosion de joie nerveuse terminée, autant d’eau nous rend perplexes. Elle nous gâche notre plaisir. A la fin ça suffit. Rien de pire qu’une bêtise qu’on a commise et qui n’en finit plus. Je sais que certains ont essayé de refermer les vannes. Impossible. La pression est trop forte. D’autres ont essayé de combler les arrivées d’eau avec des pierres : elles ressortent pulvérisées. Y a rien à faire. Il faudrait d’abord rouvrir les écluses. Vu qu’on n’y connait rien, ça prendra un certain temps.

J’ai passé mon après-midi de saineri à noter tout ça, profitant du calme, à l’abri dans mon échauguette.

J’ai la dalle et je me dessèche. Je ne sais pas comment font les autres. En plus, je me sens désœuvrée, démunie, ne sachant plus quoi faire de mes dix doigts. Mon matériel de cuisine me manque et je songe à l’avenir, sourcils froncés. Je me dis : « les problèmes arrivent par grappes entières et c’est pas demain les vendanges. » 

 

            Dans la nuit, très tard

J’ai entendu des aboiements. Ça ne venait pas de Brest.

En jetant un œil du côté de la forêt, j’ai aperçu un peu au-delà des douves de la Penfeld les yeux dorés d’un chien.

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