dimanche 14 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 14/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

Là, le chapitre précédent

Carnet de Diogène Savète, chef de la sûreté

 

            Saineri premier fructôse, midi

            Finalement, la tour Azénor n’est pas si inconfortable que ça. Je me sens chez moi. D’ailleurs, mon ancien bureau se trouve à seulement cent mètres de ma cellule. Par les temps qui courent, avoir les pieds au sec et ne plus être responsable de quoi que ce soit, c’est plutôt un luxe. A mon avis, Onésime va au devant de graves ennuis. Il va tourner chèvre avant longtemps.

Pour l’instant, la prison me repose. On m’a même donné de quoi écrire pour que je puisse préparer mon audience de demain.

            Les agents d’Onésime ne vont pas comprendre grand-chose à la lettre que Phyllias m’a envoyée et qu’ils ont trouvée sur moi en me fouillant. La description méticuleuse d’un homme devenu arbre, ça peut surprendre. Et quand ils vont apprendre que le feu a pris au cimetière Samartin à cause de cet individu étrange, ils vont devoir me faire répéter une ou deux fois. Il va falloir amener ça tranquillement et avec beaucoup d’explications pour ne pas finir à Morblanche.

            D’après Phyllias c’était un vecteur, mais sous l’emprise de la forêt. Onésime va me reprocher de ne pas lui en avoir parlé, d’avoir agi dans son dos et créé un incendie. Qu’aurait-il fait à ma place ?

            A l’heure qu’il est, les sbires d’Onésime doivent prospecter dans les sous-sols de Samartin. Je me demande ce qu’ils vont y trouver.

J’ai tellement vu de choses jouteri soir que je ne sais plus par où commencer.

Reprenons depuis le début : je reçois jouteri en fin de journée une lettre de Phyllias m’indiquant le résultat étonnant de l’autopsie du vecteur. Là-dessus, j’enfile ma veste et je pars. Les cris dehors rendent Loulig nerveux. Depuis la disparition de Saul, son ancien maître, cet épagneul breton aboie pour un rien. Il a beau avoir la belle vie avec moi, à se réchauffer devant la cheminée du salon pendant les durs mois de frimas et de morôse, Loulig est toujours à cran. Saul doit lui manquer.

Bref, ce soir-là, je le prends avec moi, me disant qu’il pourrait me servir d’avertisseur en aboyant sur les fêtards qui se trouveraient sur ma route. Il faut nous rendre là-haut, jusqu’au cimetière Samartin, en triporteur, celui que j’ai fauché à Jeannie.

Arrivés sur place, ce n’est pas simple de trouver la petite maison de Phyllias sous le pollen qui n’en finit pas de pleuvoir. On s’aventure dans le carré 9 où, sur le pas-de-porte des maisonnettes en pierres tombales, les fumeurs de varech nous dévisagent, le nez tout jaune.

Nous le trouvons finalement devant chez lui, aux prises avec la dépouille de l’homme-arbre qui prend feu.

Quels phénomènes étranges se déroulent alors sous nos yeux ! Les diverses parties du corps, semblables à des buches, se couvrent de fleurs qui s’ouvrent puis se fanent à une vitesse prodigieuse. Des fruits se forment, grossissent puis tombent au sol en produisant de la fumée. Phyllias et moi les ramassons comme nous pouvons, mais il y en a beaucoup trop et les émanations de ces fruits deviennent bientôt des flammes. Enfin, des flammes pas ordinaires. Des sortes de plantes gazeuses. Oui, ce sont des plantes, mais on n’y voit que du feu. Les tiges, les branches, les feuilles bougent comme des milliers de chandelles en plein vent. Elles s’agitent partout, folles, dansantes, projetant autour d’elles d’étincelants pétales aussi brefs qu’une étincelle. Ça ne brûle pas la main, non, mais ça se répand tout autour de nous. Rapidement, on ne peut plus rien faire. Nous sommes déjà dans une jungle abondante d’arbrisseaux couleur d’or. C’est de la vie brûlante, inoffensive, qui pousse partout au milieu des tombes. Loulig, complètement fou, bondit tandis que nous essayons d’éteindre, au moyen de nos vestes, ces flammes qui poussent bien fichées dans le sol, parfaitement feuillues et pleines de flammèches volumineuses.

Du monde commence à s’attrouper à l’orée du feu. On discerne des silhouettes qui n’osent pas s’aventurer dans le bosquet ardent. Elles appellent au secours, elles crient au feu, et nous ne cuisons toujours pas. L’étrange combustion ne s’en prend qu’aux habitations de pierre qu’elle carbonise de ses racines bleu pâle trépidantes.

Nous sommes saisis par ce spectacle.

Autour de nous, le cimetière part en fumée, dans des volutes végétales. Les rameaux lumineux lèchent avec furie les toits des maisonnettes qui partent en broussailles et en futaies. Loulig aboie, mord les branches, gratte le sol carbonisé. Il est en rage, les babines noires retroussées, l’œil fou. Nous sommes entourés par des arbres de braises aux couleurs de l’Auver. Nos vêtements roussissent en se prenant dans les ronces et les lianes. Nos chaussures se consument dans une odeur d’humus et de terre retournée.

Alors que nous sommes cernés et que les branchages en feu nous griffent le visage, des points noirs grouillent à nos pieds et volètent bruyamment vers les arbres. Ces minuscules morceaux de charbon volatil s’abattent par millions sur l’incendie, s’agglutinent à la base bleue des troncs. Les souches, rongées au cœur, pétillent. Les arbres diminuent, fléchissent et dépérissent sous l’assaut. La forme fuselée du massif s’arrondit et la lueur de son feuillage pâlit.

Ces points noirs sont vivants. Il m’en vient même sur le corps et le visage.

Tout à l’heure irradiante, la verdure s’éteint sous les corps minuscules. Nous allons être libérés de cet étau de feu quand, à notre gauche, la forêt reprend de la vigueur et bondit de plus belle. « Ça vient des lances à eau des pompiers : l’eau fait croître les arbres ! » crie Phyllias. Le chien a disparu. « Où est Loulig ? » je crie. « Il a dû s’engouffrer là-dessous » dit Phyllias. « J’y vais, mais file. Si on nous arrête, on est cuit. Fais gaffe, je les connais. »

Visiblement, mon chien s’est faufilé sous une pierre tombale qui ne fermait qu’à moitié l’entrée d’un souterrain. C’est de ce trou sombre que sortent à gros bouillons les millions de bestioles noires. Je suis trop attaché à Loulig pour ne pas sauter dans cette cave dont l’intérieur tremblote de vie. Il fait nuit noire sous la terre mais les carapaces se renvoient dans tous les sens le reflet minuscule de la lune. Je crie « Loulig ! » en avançant comme je peux sur ces petites comètes noires qui partent s’écraser contre les arbres. Mes mains, aveugles, touchent ces étoiles sordides. Où suis-je ? Je finis par suffoquer dans ce trou, et je n’ai pas le flair de mon chien pour me guider dans ces ténèbres. Il faut remonter à la surface : Loulig est introuvable et je me fais du souci pour Phyllias.

De retour à l’air libre, la forêt incendiaire est rasée. Il n’y a plus que de la fumée qui buissonne d’élytres et d’antennes. La lumière de ces arbres en feu ne m’éclaire plus. Dans sa fuite, Phyllias a dû saboter les lances à incendie.

On m’arrête à genoux dans l’herbe en train d’observer l’un de ces insectes dévoreurs de feu doux. Et moi qui pensais ces invertébrés éteints depuis bien longtemps…

Phyllias et Loulig ont disparu. Dans le ciel, la constellation du Petit Chien court sur les dernières volutes de l’incendie.

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