mardi 9 août 2022

DRAGEONS, partie I : "Les Sept Derniers Jours de Brest" 13/21

 Cet été, découvrez en feuilleton la première partie de mon roman DRAGEONS. Chaque semaine, deux chapitres paraîtront sur ce blog.

Ici, le début du roman

Là, le chapitre précédent

Notes de Pol Otenn, l’aéronaute


Saineri premier fructôse, au petit matin, ciel de Brest

    Jusqu’alors on pouvait me reprocher ma nette préférence pour le ciel de Brest à la ville entière. Aujourd’hui, n’importe qui, s’il en avait la possibilité, ferait comme moi et s’envolerait le temps d’une balade. Je n’ai même pas eu besoin d’en demander la permission à mon supérieur Diogène Savète qui, d’après Brest-éclair, est détenu dans la forteresse. Pauvre vieux. Je me demande ce qu’il a bien pu faire. Il n’est pas commode avec moi, mais je crois qu’il a bon fond.

    Quoiqu’il en soit, c’est un début d’étiver très réussi et un beau premier jour de fructôse. Le ciel est bleu roi par endroits et le soleil magnifique rend la grisaille de la ville fluorescente. Le vent chasse de petits nuages qui filent le dos rond. Il pourrait presque faire chaud si les bourrasques glaciales ne sévissaient pas autant. Elles emportent même des débuts de neige, des amorces de grêle qui fondent en volant à toute vitesse vers la mer. Les flocons me fouettent le visage et criblent le ballon avec furie. Malgré tout, j’ai des coups de soleil sur le nez déjà violacé par le froid et la sueur de mon front se verglace. Les conditions climatiques sont dures, mais je les préfère encore aux débordements d’en bas. L’inondation, c’est vraiment la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

    Les brûleurs crachotent dans mon aérostat. Mon ballon n’ira pas très haut ce matin. Ça vaut mieux, c’est plus prudent. Surtout que la milice n’est pas là, il n’y a donc personne pour me rembobiner en cas de danger.

    Vue d’en haut, depuis ma nacelle, Brest s’est changée en fontaine avec ses gros rebords en pierres de taille. Ce doit être dans la nature de cette ville d’être régulièrement rasée, reconstruite, fortifiée, brûlée puis noyée.

    Les jets d’eau de la place de la Liberté écopent la flotte stagnante par-dessus les remparts de Salouis. Il y a de beaux jeux de lumière dans la boue fluide qui retombe en panache de l’autre côté du mur.

    J’ai sous les yeux tous les états possibles du cycle de l’eau : la mer, la vapeur des nuages, la neige et Brest en nappe phréatique à ciel ouvert.

    Le trop plein du déluge s’échappe par les égouts et ressort en torrents jaunes par les souterrains qui débouchent en bas des grands murs de l’ancien port militaire.

    Il va sans dire que les jardins de la Penfeld et les champs de Recouvrance sont sous l’eau. Si le potager principal de Brest et ses vergers se changent en rizière, il y a de la disette dans l’air… Bon, nous avons encore des réserves dans les silos à grains, même s’ils ont retrouvé leur ancienne fonction de coque de bateau. Je les vois d’ici dériver gentiment.

    Grâce aux fortifications, il n’y a que Salouis d’épargnée par l’inondation. Sinon, tout Samartin imite la rade.

    J’aperçois sur le dessus des immeubles des familles entières. Les vapeurs de leurs cuisines improvisées ont remplacé les fumées blanches des cheminées sur les toits.

    Brest est délavée à grandes eaux.

    Les déchets flottent au milieu des rues bondées d’ordures insubmersibles.

    Miraculeusement épargnés par les catastrophes naturelles (à condition d’oublier, un peu vite, la forêt), il a tout de même fallu que les Brestois provoquent ce désastre écologique : un tsunami à l’envers ; l’eau douce dévastatrice jusqu’au rivage.

    Le monument aux morts (ceux des guerres qu’on ne compte plus, ceux des réfugiés climatiques qu’on compte encore) a des allures d’homme à la mer entouré de bouées de secours : couronnes mortuaires, gerbes de fleurs à la dérive.

    Les Guérinois ont fermé les écluses de la Penfeld pour concentrer le débit vers le barrage. L’eau mousse. Si les vannes avaient des turbines comme dans le temps, l’énergie produite serait considérable, mais c’est une tout autre électricité qui est dans l’air : les révolutionnaires tournent à plein régime sur le chemin de ronde. Pratiquement tout Brest est venu se masser sur ses murs. Pas pour finir la construction du mur d’enceinte, non, mais pour préparer la guerre civile. D’un coup, les remparts se retournent contre leur ville et tournent le dos à leur premier adversaire : la forêt.

    Dans le rose orangé de ce petit matin de fructôse, les remparts s’illuminent. Les torches s’effacent dans le jour naissant. Le vent moite assourdit les cris, les tambours et la colère. J’entends seulement, venues d’en bas, les trois syllabes de « liberté » scandées par les séparatistes et déformées par la distance, réverbérées par l’eau : « I-È-É ! I-È-É ! I-È-É ! »

    A l’est, la forêt s’est laissé pousser une lisière de trois jours.

    On me tire dessus. En plein dans la nacelle. D’où proviennent ces tirs ? Les reflets sur l’eau m’aveuglent. Je ne vois pas bien. Personne aux alentours, ça vient vraiment d’en bas.

    J’aperçois quelque chose de grand qui nage dans les rues, quelque chose qui se dissimule dans l’ombre portée du ballon.

    Foutons le camp !


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