Il ne se souvenait plus depuis combien de temps il recevait ce type de mail. Deux ans ? Trois ans ? Où avait-il laissé son adresse électronique pour être à ce point harcelé ? Il recevait quotidiennement des mails aux objets racoleurs :
« Matthieu plus que quelques jours pour profiter de notre offre. »
« Matthieu, ne laissez pas passer cette occasion ! »
« Matthieu, ce produit est fait pour vous. »
« Joyeux anniversaire, Matthieu ! Souscrivez rapidement à notre abonnement pour recevoir une remise exceptionnelle. »
Au début, il s’était contenté de les supprimer, un par un et au fur et à mesure qu’il les recevait, en se jurant bien de ne jamais les lire. Sa corbeille se remplissait de centaines de mails non lus et le chiffre grossissait de semaine en semaine.
Comme des fourmis qu’on écrase du bout des doigts, il cochait frénétiquement les mails à supprimer. C’était comme se gratter quand ça démange, il en retirait une sorte de plaisir douloureux.
Au bout d’un moment, las de désherber ces pourriels, qui arrivaient toujours en quantité, il finit par se résoudre à cliquer sur l’onglet de sa messagerie « considérer ce mail en tant que spam ». « J’aurais dû le faire plus tôt, se dit-il. On croit que l’expéditeur va se lasser avant nous, mais c’est une erreur. Sa grande force, c’est qu’il n’abandonne jamais. »
Il devait parfois ouvrir ses indésirables pour retrouver un billet de train ou un mail important qui s’était glissé là par erreur, il retrouvait alors tous ces spams qui l’attendaient là, sournois. « C’est à croire qu’ils capturent mes mails pour me tendre un piège » songeait Matthieu qui cédait sur le coup à un accès de paranoïa. Quand il avait enfin remis la main sur le courrier important, il refermait ces oubliettes virtuelles, et n’y pensait plus ; jusqu’au prochain mail égaré.
Un matin, Matthieu partit faire une course à vélo jusqu’au bourg voisin. Sur la route de campagne, il vit défiler plusieurs panneaux de chantier affichant «Attention, chasse en cours.» Matthieu les dépassa en filant à toute vitesse dans une descente. « Ce serait plutôt aux chasseurs de faire attention… »
Un coup de feu retentit.
Il tomba de son vélo.
Une douleur immense le submergea.
***
— En quoi puis-je vous être utile, madame ?
— Je viens vous voir, car mon compagnon a été victime d’un accident de chasse. Je voudrais porter plainte.
— Je vois. Puis-je vous demander son identifiant et son mot de passe pour accéder à sa messagerie ?
— Pardon ?
— J’ai besoin de ses identifiants. C’est comme ça, c’est la procédure habituelle.
— Écoutez, vous me surprenez beaucoup… Je dois les avoir en mémoire sur mon téléphone, mais je ne pensais pas que c’était nécessaire… Bon… Ils sont juste là, tenez.
— Je vous remercie. Alors, voyons voir… Oui, c’est bien ce que je pensais.
— Quoi ? Qu’avez-vous trouvé ?
— Si vous me permettez, votre mari était très imprudent. Il ne lisait pas ces mails…
— Je vous demande pardon ?
L’écran d’ordinateur pivota.
— Regardez, plus de cinq-cents mails non lus. Vous trouvez ça normal ?
— Je ne vous suis pas, monsieur.
— Lisez un peu. « Matthieu, profitez de notre offre de protection intégrale. » « Matthieu, ne vous laissez plus surprendre. » « Matthieu, restez connecté au monde réel. » On ne peut quand même pas les lire à sa place, non ?
— Mais enfin… C’est de la pub… Pourquoi me lisez-vous ces messages ?
— Pour vous signifier ceci : votre compagnon vit dangereusement.
— Mon compagnon portait un casque réglementaire, un gilet jaune et ses lumières étaient allumées. Sur la route, il était extrêmement prudent.
— D’accord, mais vous savez comme moi que de nos jours, ces protections rudimentaires ne suffisent plus. Si votre compagnon avait souscrit une protection, même minimale, il aurait été au courant qu’une chasse avait lieu sur un tronçon de la route et alors on l’aurait invité à prendre un autre chemin. Je suis persuadé qu’il a dû voir ces panneaux sur la route « Attention, chasse en cours ». S’il avait souscrit un abonnement, sa présence aurait été signalée aux chasseurs. Sans protection, votre compagnon était aussi imprévisible qu’une bête sauvage, vous comprenez ? On ne peut plus vivre tout seul dans son coin. Il faut penser aux autres, et tout le monde est gagnant.
— Monsieur, je viens porter plainte contre le chasseur qui a tiré sur mon compagnon. Le reste ne m’intéresse pas.
— Madame, j’aimerais vous rappeler que sans ce chasseur, votre compagnon serait toujours inconscient dans un fossé, ou bien pire. Ce chasseur a eu la bonne réaction, il a immédiatement contacté les services en ligne.
— Écoutez, je crois que nous ne nous comprenons pas. Je vais faire appel à l’un ou l’une de vos collègues. Le temps presse et mon compagnon est à l’hôpital. Il faut que j’aille le voir rapidement.
— Je comprends. J’aimerais quand même vous demander une dernière chose. Ça ne vous prendra que quelques minutes.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un questionnaire de satisfaction.