mardi 31 octobre 2023

Monochrome littéraire

Je me trouvais ce matin-là dans un bar de nuit toulousain. Assis, à deux tables devant moi, un vieil homme rédigeait péniblement une lettre sur un guéridon qui prenait, sous les spots criards du plafond, une improbable couleur chewing-gum. Il tenait de sa main gauche un ballon de rosé qu’il portait à intervalle régulier à ses lèvres un peu décolorées, d’un rouge qu’on aurait dit lavé de blanc. Sur son visage de bon vivant, sa peau couperosée avait quelque chose de triste et gai. Il écrivait à la main, le poing serré sur son stylo. Ses doigts crispés semblaient doux comme des guimauves. Il s’arrêta d’écrire pour regarder d’un air morose le mégot de sa cigarette écrasée, toujours fumante, au fond d’un cendrier fait d’une coquille d’ormeau. La nacre du coquillage rosissait à la lueur de la braise.

Il se leva, s’étira et partit payer au comptoir. Le bar allait fermer. Le vieil homme, en attendant que le patron lui rendît la monnaie, contempla d’un air absent l’aube qui gagnait la rue de briques et de tuiles. Je profitai de son absence pour lire, à la dérobée, les deux premiers mots de sa lettre : « Chère Rose »


lundi 23 octobre 2023

Grande surface, satire




Un bâtiment sans chair et tout d’un seul squelette
Percé de baies vitrées ou ondulé de tôles

Laideur sans gêne
Vice encerclé
Par l’autoroute
Bondée d’engins
De ville en ville
Jusqu’au bouchon
Barbelé d’offres

Graffiti de slogans lumineux
Aux néons annonçant le néant
La chasse à l’homme et l’achat forcé

Clés, portées, partitions
De musique étriquée
De prix     inscrits     en gris
Sur des tickets de caisse

Même odeur neutre et minérale
De propreté sale
Même
La lumière est vendeuse

L’enfer est au plafond des grands supermarchés

lundi 16 octobre 2023

Pareil au squale (I,2)



Ô monstre
Invoquer la haine
Pour renifler pareil au squale
Voluptueux dans l’eau belle et sale
L’émanation rouge
Du sang ?

Ton nez
Démesurément
Dilaté par ton plaisir vil :
D’ineffable extase immobile,
L’espace embaumé
D’encens.

Bonheur
Complet, rassasié
Des anges.



(Poème librement inspiré d'un passage des Chants de Maldoror)

lundi 9 octobre 2023

Le Semainier (Septembre 2023)

 

Semaine 32, 2023

L'if envahi de glycine
L'ombre écœurée d'un bouleau
Bruit continu des travaux
Solitude équilibriste
La routine est mon royaume
Ma liberté d'enfant coi
J'emploie mon temps à loisir


Semaine 33, 2023

Bleu ciel brossé de cirrus
Pluie soudaine au gris zénith
Vertige empêtré de lierre
Passe au tamis mon humeur
Noir brouillard de chaleur floue
Chemin comme un coup de craie
Bouffée d'air frais flambant neuf


Semaine 34, 2023

L'aube aux échos sourds d'un bois
Feuillage assoiffé de sève
Le matin beugle un chant pur
L'orage a chassé le jour
Tout patiente au ralenti
Nuit d'aplat noir étoilé
Frisson lové dans le son


Semaine 35, 2023

Ma fatigue est immersive
Le vieux cellier sent la pomme
Rosée qui perle au rosier
Etendue d'épis fauchés
Trottoir vallonné de flaques
Nuit flashée d'éclairs qui tonnent
Pieds nus dans l'herbe assoupie



Fin du projet Le Semainier
(1 an / 52 poèmes)

dimanche 1 octobre 2023

Indésirable





    Il ne se souvenait plus depuis combien de temps il recevait ce type de mail. Deux ans ? Trois ans ? Où avait-il laissé son adresse électronique pour être à ce point harcelé ? Il recevait quotidiennement des mails aux objets racoleurs :

    « Matthieu plus que quelques jours pour profiter de notre offre. »

    « Matthieu, ne laissez pas passer cette occasion ! »

    « Matthieu, ce produit est fait pour vous. »

    « Joyeux anniversaire, Matthieu ! Souscrivez rapidement à notre abonnement pour recevoir une remise exceptionnelle. »

    Au début, il s’était contenté de les supprimer, un par un et au fur et à mesure qu’il les recevait, en se jurant bien de ne jamais les lire. Sa corbeille se remplissait de centaines de mails non lus et le chiffre grossissait de semaine en semaine.

    Comme des fourmis qu’on écrase du bout des doigts, il cochait frénétiquement les mails à supprimer. C’était comme se gratter quand ça démange, il en retirait une sorte de plaisir douloureux.

    Au bout d’un moment, las de désherber ces pourriels, qui arrivaient toujours en quantité, il finit par se résoudre à cliquer sur l’onglet de sa messagerie « considérer ce mail en tant que spam ». « J’aurais dû le faire plus tôt, se dit-il. On croit que l’expéditeur va se lasser avant nous, mais c’est une erreur. Sa grande force, c’est qu’il n’abandonne jamais. »

    Il devait parfois ouvrir ses indésirables pour retrouver un billet de train ou un mail important qui s’était glissé là par erreur, il retrouvait alors tous ces spams qui l’attendaient là, sournois. « C’est à croire qu’ils capturent mes mails pour me tendre un piège » songeait Matthieu qui cédait sur le coup à un accès de paranoïa. Quand il avait enfin remis la main sur le courrier important, il refermait ces oubliettes virtuelles, et n’y pensait plus ; jusqu’au prochain mail égaré.


    Un matin, Matthieu partit faire une course à vélo jusqu’au bourg voisin. Sur la route de campagne, il vit défiler plusieurs panneaux de chantier affichant «Attention, chasse en cours.» Matthieu les dépassa en filant à toute vitesse dans une descente. « Ce serait plutôt aux chasseurs de faire attention… »

    Un coup de feu retentit.

    Il tomba de son vélo.

    Une douleur immense le submergea.


***


— En quoi puis-je vous être utile, madame ?

— Je viens vous voir, car mon compagnon a été victime d’un accident de chasse. Je voudrais porter plainte.

— Je vois. Puis-je vous demander son identifiant et son mot de passe pour accéder à sa messagerie ?

— Pardon ?

— J’ai besoin de ses identifiants. C’est comme ça, c’est la procédure habituelle.

— Écoutez, vous me surprenez beaucoup… Je dois les avoir en mémoire sur mon téléphone, mais je ne pensais pas que c’était nécessaire… Bon… Ils sont juste là, tenez.

— Je vous remercie. Alors, voyons voir… Oui, c’est bien ce que je pensais.

— Quoi ? Qu’avez-vous trouvé ?

— Si vous me permettez, votre mari était très imprudent. Il ne lisait pas ces mails…

— Je vous demande pardon ?

L’écran d’ordinateur pivota.

— Regardez, plus de cinq-cents mails non lus. Vous trouvez ça normal ?

— Je ne vous suis pas, monsieur.

— Lisez un peu. « Matthieu, profitez de notre offre de protection intégrale. » « Matthieu, ne vous laissez plus surprendre. » « Matthieu, restez connecté au monde réel. » On ne peut quand même pas les lire à sa place, non ?

— Mais enfin… C’est de la pub… Pourquoi me lisez-vous ces messages ?

— Pour vous signifier ceci : votre compagnon vit dangereusement.

— Mon compagnon portait un casque réglementaire, un gilet jaune et ses lumières étaient allumées. Sur la route, il était extrêmement prudent.

— D’accord, mais vous savez comme moi que de nos jours, ces protections rudimentaires ne suffisent plus. Si votre compagnon avait souscrit une protection, même minimale, il aurait été au courant qu’une chasse avait lieu sur un tronçon de la route et alors on l’aurait invité à prendre un autre chemin. Je suis persuadé qu’il a dû voir ces panneaux sur la route « Attention, chasse en cours ». S’il avait souscrit un abonnement, sa présence aurait été signalée aux chasseurs. Sans protection, votre compagnon était aussi imprévisible qu’une bête sauvage, vous comprenez ? On ne peut plus vivre tout seul dans son coin. Il faut penser aux autres, et tout le monde est gagnant.

— Monsieur, je viens porter plainte contre le chasseur qui a tiré sur mon compagnon. Le reste ne m’intéresse pas.

— Madame, j’aimerais vous rappeler que sans ce chasseur, votre compagnon serait toujours inconscient dans un fossé, ou bien pire. Ce chasseur a eu la bonne réaction, il a immédiatement contacté les services en ligne.

— Écoutez, je crois que nous ne nous comprenons pas. Je vais faire appel à l’un ou l’une de vos collègues. Le temps presse et mon compagnon est à l’hôpital. Il faut que j’aille le voir rapidement.

— Je comprends. J’aimerais quand même vous demander une dernière chose. Ça ne vous prendra que quelques minutes.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un questionnaire de satisfaction.


Tilia

Touffu, l’arbre est bien bâti. Il est le blé des aïeuls, Le froment des mal lotis, La feuille en poudre à la meule Et, quand ses fleurs sont...