dimanche 14 septembre 2025

Rurex

 

 

    Près de chez moi, il y a l’ancienne ferme de la Guitonnière. On y accède par un long chemin désaffecté où la vie sauvage explose. Arrivé au bout, on s’aperçoit que toute activité humaine a disparu. La grande cour de la ferme est immobile. Pas un cheval, pas un chien, pas un chat, pas même une poule. Un tracteur, au strabisme divergent, se décompose. Des herbes folles bordent ses pneus de petites fleurs jaunes rassemblées en foule curieuse. Les étables s’effondrent les unes après les autres. Elles tombent d’épuisement. Elles meurent de vieillesse. Les fenêtres sont ouvertes à tous les vents. On pourrait lire sur leurs huisseries, comme on lit sur les lèvres : « abandon… abandon...». Une seule silhouette humaine et minuscule : celle d’une femme, dans le creux d’un mur. C’est une statuette de la vierge et de l’enfant Jésus qui, délavé par la pluie, a la douceur immaculée d’un bel haricot blanc.
    Il n’y a plus l’agitation, l’effervescence et le désordre de toute fermette en bonne santé. L’abandon a nettoyé la place. Il y règne un ordre funéraire.
    Les seuls habitants sont des chevreuils. Ils se nourrissent du verger qu’ils entretiennent de leurs incisives qui ont le mordant d’un sécateur. Les portes des granges s’entrouvrent sur des bidons renversés et des jerricans qui fuient. Ça sentira l’homme encore longtemps.
    Quand vous vous trouvez au bout de cette ferme, le chemin s’arrête, il faut faire demi-tour. C’est une presqu’île. On voit tout autour de cet îlot sauvage, une mer de terres agricoles de plusieurs dizaines d’hectares. Les moissonneuses batteuses qui croisent au large n’y accosteront jamais. Pour quoi faire ? Elles préfèrent pêcher ces gros bancs de poissons d’or : ce blé qui se débat sur la berge. La richesse est là, c’est cette terre, les anciennes parcelles de la ferme de la Guitonnière, ce récif, cet écueil au milieu des céréales. Ses bâtiments sont gênants, ils obligent les engins à faire des détours et à manœuvrer tout au bord. L’infrastructure est trop chère à détruire, c’est la seule raison de sa survie.
    Les tracteurs laissent en pâture cette vieille ferme à la faune et à la flore sauvages. Les prunelliers, les sureaux, les fougères et les ronces y poussent en liberté, loin des gyrobroyeurs. La ferme de la Guitonnière est devenue par la force des choses une réserve naturelle, et la meilleure qui soit : celle qu’on ne cherche même plus à protéger, celle qu’on oublie, celle qu’on délaisse.
 
 
 

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