dimanche 16 mars 2025

Chantier patates

 



Le champ est là,
un peu plus bas.
Un gros tracteur
roule en traçant
dans la parcelle
un sillon large
avec sa herse.
Il faut le suivre
en déblayant
terre et patates
motte après motte
main dans les gants.
Tous, à la file,
d’abord debout
penchés, voûtés
changeant d’appui
d’un pied sur l’autre
puis accroupis
le dos bien rond.
Chorégraphie
amusicale
quasi statique.
Trouver les gestes
et la posture.
Quand ça fatigue
en trouver d’autres
et avancer
dans sa rangée
regard baissé.
(On pourrait croire
qu’on a perdu
un jeu de clés
qu’on cherche en vain.)
Fouiller du pied
pour soulager
le dos, la nuque
et dans la terre
taper d’un coup
de botte et voir
ce qu’il en sort
si quelque chose
de rond, de jaune
roule à nos pieds.
« Mets l’étouffeur !
Mets l’étouffeur
et puis embraye ! »
crie la patronne
au conducteur
d’un Kubota
— ce tracteur nain. —
Le seau se porte
au creux du coude
d’abord léger
puis pesant, lourd.
On le dépose,
on le reprend,
on le remplit
marchant au pas
qu’on scande au son
de la patate
qui tombe au fond
de nos seaux vides
tambour battant.
Quand ils sont pleins,
on les ménage
pour éviter
d’en resemer
un peu partout
et puis surtout
pour éviter
d’avoir encore
à se baisser
pour ramasser.
Quand ils débordent
on les renverse
« Hop ! Attention ! »
dans la remorque.
« C’est enherbé…
c’est ça le bio
sans glyphosate »
me dit quelqu’un.
Quand on commence
le ramassage,
on parle un peu
baissé, penché.
Au bout d’un temps
causer fatigue.
On répond : oui,
non, c’est vrai, ah ?
et on se tait
indifférents
dans le ronron
du tracteur lent
qui fume et sent
le vieux navire.
Après une heure,
la main s’affine
et le toucher
différencie
patate et pierre
jaune-orangée
trop dure et lourde
pour se tromper.
« Ici, y a rien,
c’est mieux là-bas… »
dit ma voisine.
Il faut trier
puis balancer
les trop petites
et les mangées
par les taupins.
Nos gants durcis
de glaise aux doigts
font peau à peau
avec la main
changée en pelle
de chair à vif.
Et on se dit
qu’on a été
la main qui cherche
et qui saisit ;
qu’on a été
la main qui range
dans les cageots
— pour le stockage —
dans les cagettes
— pour le marché —
qu’on a été
l’un des maillons
en bout de chaîne
alimentaire,
femme anonyme,
homme anonyme.
Quand vient la fin
de la journée,
je me déchausse
et j’aperçois,
par la chaussette
qu’il a percée,
mon gros orteil
— patate ultime
de ce chantier.


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