mardi 14 mars 2023

La Dernière volonté d'Isidore Ducasse

Portrait d'Isidore Ducasse par Jean-Christophe Lerouge



« Je viens juste d'y penser, fit-il. Qu'adviendra-t-il de nous quand
les derniers exemplaires de nos livres seront détruits ? »
L'air tourbillonna.
« N'en parlez pas ! »

Ray Bradbury, « Les Bannis », in L'Homme illustré



    Tandis que je bourrais de tabac mon brûle-gueule, on fit entrer dans notre cercle un jeune homme brun et nerveux. Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. On le fit asseoir dans un fauteuil de velours rouge au milieu de l'estrade. Mes confrères et moi-même le regardions du coin de l’œil tandis que le président de l'assemblée, qui n'avait pas encore daigné lui jeter un regard, sortait de sa serviette en cuir des documents en désordre et des monceaux de papiers qu'il jetait en pagaille sur la grande table de l'hémicycle. Nous l'appelions « le marquis » en mémoire du titre nobiliaire qu'il portait du temps de son vivant. Chacun se trouvait à sa place, les mains bien mises en évidence. Elles étaient propres, les ongles faits. Tous, nous avions la face glabre et le teint impeccable des morts fraîchement toilettés à la poudre de riz. Le guignon n'écornait plus nos visages et nos chevelures, jadis longues et assorties aux couleurs les plus invraisemblables de nos gilets, demeuraient blanches et courtes. Plus rien ne rappelait les extravagances de nos années de misère glorieuse. L'hémicycle était bondé, du centre où se trouvait seul le nouveau venu sous le feu des regards, jusqu'en haut où les moins notoires d'entre nous, c'est-à-dire les sommités d'autrefois, disparaissaient à perte de vue dans la perspective évasée de l'amphithéâtre. Ces spectres lointains, nos aïeuls, se tenaient debout, la nuque raide, pour voir en contre-bas le marquis, qui leur présentait son buste obscène et large, ainsi que le jeune homme, qui avait pris place sur l'estrade.

    Se tenait en face de moi M. de Lamartine, la figure auguste et longue, flanquée de favoris blanchis par ses années de politique. La douceur et l'affliction se lisaient dans le dessin de ses paupières délicates mais la respectabilité hautaine brillait dans ses yeux. A côté de lui se trouvait M. de Musset, horriblement emmailloté dans un complet noir qui faisait ressortir la pâleur blanchâtre de son visage de poète vieilli prématurément par les succès en tous genres et l'alcoolisme. Suivait Gérard de Nerval dont la cravate, misérablement nouée sous le menton, les moustaches et les épaules tombantes nous cachaient l'être le plus sublime au monde rêvant continuellement à quelque noirceur ésotérique et légendaire. Son grand front rappelait celui non moins grand et génial de mon voisin, Edgar Poe. Ce dernier avait les yeux cavés d'un homme qui se fatigua durant trente ans à élever la logique jusqu'à la folie, puis la folie elle-même à celui d'un art méticuleux et rare. C'est ainsi qu'après des existences entières passées à explorer les secrets de la conscience humaine, nous arrivâmes les uns après les autres, mort après mort, à présider dans ces limbes de la littérature. Seul le marquis se détachait de nous par son allure grasse et importante ; il venait enfin de sortir ce qu'il cherchait : un livre, que nous connaissions ici pour être un chef d’œuvre méconnu. Il rompit le silence par une formule cérémonieuse.

    – Messieurs, dit-il en se tournant vers nous, Madame, en saluant au loin Marceline Desbordes-Valmore, seule poétesse de l'assemblée qui fût dotée d'une âme d'élite, je vous demande de bien vouloir accueillir parmi nous ce jeune homme, M. Isidore Lucien Ducasse.

    Chacun s'inclina poliment devant le nouveau venu. Il croisait les jambes élégamment et son port de tête, qui pouvait paraître arrogant à la façon qu'il avait de toiser l'assemblée, me plut immédiatement. Il avait tout d'un dandy – la mise et le maintien. Cependant, le col amidonné de sa chemise semblait fort le déranger car il le tournait dans un sens puis dans l'autre.

    – Nous nous réunissons en ce jour pour traiter du sort que nous ferons à l’œuvre de notre invité – le marquis ajusta son pince-nez – Isidore Lucien Ducasse, né à Montevideo, en Uruguay, de François Ducasse, chancelier, et Célestine Jacquette Davezac, sa femme, le 4 avril 1846 et mort, aujourd'hui, ce 24 novembre 1870, à Paris. Notre ami a publié un ouvrage qui est passé inaperçu aux yeux de ses contemporains mais qui a retenu notre attention. Il s'agit des Chants de Maldoror par le comte de Latréaumont.

    On l'interrompit.

    – Lautréamont, marquis, Lau-tré-a-mont, rectifia Gérard de Nerval, que la voix autoritaire du marquis avait troublé dans sa méditation.

    – Oui Gérard, merci... Notre invité s'est donc lancé dans une carrière littéraire avec toute la fougue de la jeunesse et, je dois dire, un certain sens de la révolte. Il a pu écrire son grand œuvre grâce aux subsides que lui envoya son père. Vous me rétorquerez à raison que de jeunes gens, venus habiter la capitale pour écrire, nous en avons vu beaucoup ici. Seulement, notre ami a eu l'audace de pousser le romantisme jusqu'aux frontières de la folie. Mais peut-être faudrait-il d'abord lui demander s'il sait, au moins, où il se trouve ?

    Isidore n'avait pas bougé de son siège. Il était resté parfaitement immobile, bien que je sentisse en lui une très grande nervosité. Pâle, les lèvres serrées, sa posture trahissait son appartenance à la haute bourgeoisie. Quoique fils d'un chancelier parvenu, il avait une distinction aristocratique qui n'avait pas échappé au regard appuyé du marquis qui semblait penser : « Il ne vole pas son titre de comte ! » Pourtant, sa jeunesse et la singularité de son attitude, même plongées dans une assemblée d'écrivains fantasques, détonaient.

    Le jeune homme s'éclaircit la gorge et parla d'une voix grêle et désagréable qui nous surprit tous, si du moins j'en crois les figures de mes confrères qui se crispèrent lorsque Ducasse répondit au marquis :

    – Aux enfers, je suppose, monsieur.

    Il y eut une explosion de rires dans l'assemblée. Moi-même, contrairement à mes habitudes, j'eus toutes les peines du monde à réprimer un sourire. Mais à la vue du jeune homme qui perdait pied devant le déluge de moqueries qu'il avait déclenché, je fus pris de pitié. Le marquis, encore secoué d'hilarité, s'essuya une larme et reprit la parole.

    – Non, M. Ducasse, non, cher ami. Vous n'êtes pas ici chez Satan. Je ne mange pas de la cervelle humaine comme on peut le lire dans votre Maldoror. Nous ne nous occupons pas ici de damnation et, du reste, encore moins du salut des âmes ! Je vous prierai aussi de m'appeler simplement « marquis » et non « monsieur ». Vous êtes ici au Purgatoire Occulte des Écrivains Maudits. Un comité de l'au-delà qui veille sur la postérité des œuvres littéraires qui n'ont pas reçu, du vivant de leur auteur, la gloire et le succès escomptés. En somme, nous décernons les titres de poète ou d'écrivain maudit aux plus méritants, mais une fois le décès survenu. Il nous semble à tous que la postérité littéraire est une chose trop importante pour être laissée en pâture aux vivants ; c'est la raison de notre organisation. Il serait assez délicat de vous expliquer comment, en dehors des bornes de l'existence, nous procédons pour infléchir sur le sort et la destinée d'un livre et, surtout, par quelle diablerie nous commerçons avec les vivants et les morts. Toujours est-il que nous redressons les torts qui ont été faits à nos confrères écrivains. C'est une revanche que nous prenons sur le fonctionnement injuste de la réception littéraire dont nous avons tous été ici, de près ou de loin, les victimes. D'ailleurs, au cours de votre vie bien brève, vous avez dû vous douter de l'existence de ce purgatoire – je me trompe ? Vous avez sûrement fait des rêves étranges et prémonitoires à notre sujet, vous dévoilant l'existence de notre cercle. C'est le talent de visionnaire des grands écrivains qui s'attachent, plus que de raison peut-être, à leur vie posthume. Voilà pourquoi vous êtes en présence des esprits les plus talentueux qui ont donné dans l'art difficile de déplaire. Mes chers amis, vous m'excuserez de ne pas vous présenter au jeune Ducasse : le temps nous est compté, même plongés dans l'éternité de la mort. Je passe par conséquent la parole à mon bras droit, M. de Vigny, secrétaire général.

    Alfred de Vigny apparut à la droite du marquis, se leva et commença très solennellement l'intronisation de Ducasse dans notre société :

    – Très cher Ducasse, si vous êtes ici parmi nous au Purgatoire, c'est que votre œuvre nous est chère. Aussi, je me permets incontinent de lire un fragment des Chants de Maldoror afin que chacun se rende compte des beautés romantiques de cet ouvrage.

    Il poignarda la tranche de l'in-douze à l'aide d'un coupe papier d'ivoire, ouvrit le livre à la page ainsi désignée et lut le passage pointé par la lame blanche :

    – « L’idée que je suis tombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j’ai le droit moins qu’un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui reste enchaîné à la croûte durcie d’une planète, et sur l’essence de notre âme perverse, me pénètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou anéantir des familles entières ; mais, elles connurent l’agonie peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu des décombres et des gaz délétères : moi… j’existe toujours comme le basalte ! Au milieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent à eux-mêmes : n’y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus ! L’homme et moi, claquemurés dans les limites de notre intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d’îles de corail, au lieu d’unir nos forces respectives pour nous défendre contre le hasard et l’infortune, nous nous écartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes opposées, comme si nous nous étions réciproquement blessés avec la pointe d’une dague ! »

    Nous applaudîmes poliment tandis que j'achevais de traduire en anglais la strophe pour Edgar Poe. Derrière moi, M. Aloysius Bertrand me souffla à l'oreille que Ducasse était l'héritier de nos poèmes en prose. Il n'était pas le seul à manifester son enthousiasme mais l'audience était encore divisée au sujet du jeune poète. Vigny reprit la parole.

    – Cependant, cher Ducasse, pour faire partie de notre société, il sera nécessaire de débattre, devant toute l'assemblée, des liens qui unissent votre œuvre au Romantisme. Cela fait, nous vous accepterons au Purgatoire Occulte des Écrivains Maudits. En outre, si nous avons goûté les strophes puissantes et audacieuses des Chants de Maldoror, nous n'avons pas encore saisi la portée de vos Poésies I & II. Je rappelle à tout le monde que ces deux opuscules sont une suite de maximes étranges et décousues blâmant les abus éthiques et esthétiques de notre époque. Nous n'aurions peut-être pas insisté sur la nature de ces deux ouvrages théoriques s'ils n'avaient pas été vos derniers livres et, surtout, s'ils n'avaient pas aussi méthodiquement annulé vos Chants de Maldoror. Là est le problème, vos Poésies I & II sont des charges contre la littérature telle que nous l'entendons ici. Cher Ducasse, avez-vous oui ou non renié votre première école littéraire, le Romantisme ? Nous aimerions vous entendre à ce sujet.

    Ducasse ne répondit rien – son visage s'était assombri.

    – Ce que nous vous demandons, reprit M. de Vigny, est très simple ; c'est en quelque sorte une profession de foi littéraire et une désapprobation de vos Poésies que nous ne pouvons accepter telles quelles.

    Ducasse, recroquevillé sur son siège, marmonna quelques paroles incompréhensibles.

    – Nous n'avons pas bien compris, M. Ducasse.

    – Je n'ai pas seulement renié le romantisme, je vous ai tous reniés, dit-il en soulignant ses derniers mots d'un geste malhabile qui voulait à la fois nous pointer du doigt et nous balayer d'un revers de la main.

    Il y eut une grande rumeur de surprise et d'indignation. Vigny posa calmement ses mains sur la grande table et se redressa. Il s'apprêtait à reformuler la question quand le marquis se leva, tremblant de colère, le poing violemment dressé vers le parjure.

    – Jeune homme, vous ne pouvez nous faire un tel affront. Vous rendez-vous compte ? Le Purgatoire Occulte des Écrivains Maudits vaut une sépulture au Panthéon, avec l'avantage d'être non seulement un poète admiré au cours des âges, ce qui n'est pas toujours le cas pour nos concurrents de l'Académie, mais aussi le privilège de pouvoir élire les descendants de notre cercle. Je vous demande instamment de reconsidérer votre réponse.

    – Je n'ai pas d'autre réponse à donner, dit Ducasse d'un ton sec.

    Le marquis s'enfonça dans son siège avec fureur. Quelqu'un prit la parole.

    – Je m'élève contre l'insolence dont fait preuve M. Ducasse ! Non content de nous tourner en dérision dans ses derniers opuscules et de nous affubler du surnom de « têtes molles », il se permet aujourd'hui de jeter notre invitation au diable ! Il faudrait lui rappeler que si son œuvre brille par sa noirceur et son ironie, il n'est pas de bon ton de s'y conformer quand on a l'honneur d'être reçu ici. Pour ma part, il m'a coûté de reconnaître chez M. Ducasse son génie que j'avais d'abord jugé puéril et sacrilège. Il me serait aisé de recourir à un droit de veto et de demander la réévaluation de ses ouvrages.

    Ainsi parla M. de Lamartine que Ducasse avait déjà froissé en le comparant à une cigogne larmoyante dans ses Poésies.

    Alfred de Musset se leva à son tour.

    – Je rejoins l'avis de M. de Lamartine, et je demande le report de cette séance à une date ultérieure. Nous étions en faveur de M. Ducasse, mais ce dernier nous désavoue. Il serait bon de le ramener à une certaine décence...

    D'autres confrères se levèrent à leur tour pour se ranger à leur avis. Les protestations volaient de toute part et les huées dévalèrent les gradins. M. de Vigny, impassible et droit dans sa fonction de secrétaire général, essayait de rétablir le calme dans la salle d'audience. Enfin, le marquis leva le bras d'un air impérial et le silence se fit.

    – Qu'attendez-vous au juste, M. Ducasse ? À l'heure qu'il est, votre fosse est creusée dans le cimetière Montmartre et, pareille à votre dépouille, votre œuvre tombera dans l'oubli si vous n'essayez pas aujourd'hui de la défendre devant nous. Pour la dernière fois, nous exigeons de vous une position claire et précise au nom du Romantisme. Nous ne voulons pas croire que Les Chants de Maldoror soient autre chose qu'une œuvre semblable aux nôtres, bien qu'elle soit plus amère et plus sombre. Allez-y, nous vous écoutons, dit-il d'une voix sirupeuse qui contrastait fort avec la carrure imposante et le visage plein de colère du marquis.

    Ducasse, qui n'avait pas bougé depuis les fulminations qu'il avait provoquées, resta prostré dans son fauteuil, les yeux hagards. Avait-il seulement prêté attention au tumulte qui venait de se produire ?

    – M. Ducasse, je vous somme de sortir de votre mutisme ! hurla le marquis.

    Ducasse se leva comme un élève qui sort brutalement de sa torpeur pour réciter sa leçon :

– Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,

Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !

Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,

C'est vous qui le savez, sublimes animaux.

À voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse,

Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.

    Soudain, M. de Vigny, reconnaissant là les vers de son poème La Mort du loup, le coupa et poursuivit la récitation.

– Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur.

Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,

À force de rester studieuse et pensive,

Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté

Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.

    Ducasse lui coupa la parole en retour et déclama les derniers vers :

– Gémir, pleurer, prier est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,

Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

    Il y eut quelques applaudissements et des mines désappointées. Quelle audace que d'entonner ces vers si nobles qui résonnaient ici comme une satire ! MM. de Musset et de Lamartine ne savaient que dire. Quant au marquis, il regardait d'un air goguenard M. de Vigny, ému, la main sur le cœur : la flatterie prenait le pas sur son honneur et l'orgueil, qui l'avait toujours rongé, reprenait son emprise sur lui.

    Ducasse reprit la parole :

    – Ces vers me plaisent non pas tant pour leur forme, je laisse cette question aux spécialistes, mais pour leur fond. Ici, la mélancolie est remplacée par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie. Je ne crois pas avoir besoin de pousser plus loin mon explication.

    – C'est en effet ni plus ni moins le début de vos Poésies I. Cela ne nous avance pas beaucoup, proféra M. de Lamartine, vexé de ne pas avoir eu le privilège d'entendre ses propres vers en public. Eh quoi ! il nous faut être fixé !

    Le marquis ne savait plus que penser. La situation lui échappait et il avait déjà épuisé ces deux recours : la colère et la diplomatie. Quant à M. de Vigny, il était sorti de son rôle strict de Secrétaire général pour exposer à la cantonade la genèse de son poème La Mort du loup.

    – Sachez que cette chasse aux loups dans la forêt m'a coûté de longues nuits d'insomnie ! Je l'ai composée lors d'une retraite au Maine-Giraud, en Charente, ma terre d'élection...

    Isidore Ducasse se leva et lui coupa la parole.

    – Pour ma part, je ne veux pas être flétri de la qualification de poseur. Vous-même M. de Vigny, vous étouffez d'égoïsme et d'amour-propre dès qu'on a le malheur de réciter vos vers. Et vous, M. de Musset, qui commencez à vous récrier contre moi, je crois que c'est l'absinthe qui vous tua ! Quant à vous, M. de Lamartine, je ne vous permets pas de m'adresser la parole, car votre tristesse goitreuse est trois fois plus contagieuse que la peste ! Je vous méprise et j'exècre l'orgueil et les voluptés infâmes de vos lyres qui déplacent la justesse de pensée.

    Il avait choisi le ton des tribuns qui l'entouraient et ses paroles outrancières étaient soulignées par de grands mouvements désordonnés et risibles.

    – Pitié ! Qu'on le fasse taire ! On n'en sortira rien de bon ! cria quelqu'un. Peut-être était-ce M. de Sainte-Beuve, mort récemment, et qui s'ennuyait déjà. Il n'était pas le seul à trouver que la comédie avait assez duré. Pour ma part, je pris un plaisir coupable à contempler mes confrères se prendre au col et se jeter les pires insultes à la tête. Malgré cette nouvelle bataille d'Hernani, Ducasse poursuivit sa pensée à voix haute :

    – Je ne me suis pas trompé et vous aviez raison, marquis, d'affirmer que j'avais vu en rêve ou par la pensée votre organisation secrète. Il suffit de se reporter à mes Poésies I qui vous gênent tant. Donnez-m'en un exemplaire, je vous prie. Bien : « S'ils existaient, ces écrivains ravalés, sous la réalité plastique, quelque part, ils seraient, malgré leur intelligence avérée, mais fourbe, l'opprobre, le fiel, des planètes qu'ils habiteraient, la honte. Figurez-vous les, un instant, réunis en société avec des substances qui seraient leurs semblables. C'est une succession non interrompue de combats, dont ne rêveront pas les bouledogues, interdits en France, les requins et les macrocéphales-cachalots. » Vous tous, vous ne m'en imposerez plus !

    Assez curieusement, la salle recouvra un peu de calme. Il est vrai que le marquis était devenu rouge comme son pourpoint et menaçait d'exploser de rage.

    M. de Nerval qui, malgré les tempêtes de l'auditoire, s'était plongé, en grand bibliophile qu'il était, dans les fascicules des Poésies que Ducasse après lecture lui avait remis, se leva et prit la parole.

    – M. Ducasse, permettez-moi un instant de revenir à la question qui nous occupe ici. Je comprends votre défiance mais, tout de même, êtes-vous oui ou non l'un des nôtres ? À la manière dont vous traitez vos égaux, il semble qu'un orgueil immense vous ronge : vous croyez être davantage qu'un poète.

    Il y eut des signes de têtes approbatifs et les regards se braquèrent sur Ducasse. Il commençait visiblement à s'échauffer – toujours debout, bien droit devant l'audience et le bras gauche reposant sur le dossier de son fauteuil. Ses grands yeux ne brillaient point mais dans sa prunelle soyeuse germait l'océan.

    S'il avait ses détracteurs, en partie parce qu'il les avait tournés en dérision dans ses Poésies, tout le monde s'accordait à dire que Les Chants de Maldoror étaient une réussite, même Lamartine et Musset.

    Ducasse voulut répondre. Cette fois-ci, sa voix était radicalement différente – on eût dit qu'il lisait un discours :

    – Permettez-moi de reprendre d'un peu haut. Si j'ai déclamé un poème de M. de Vigny, plutôt que d'expliquer mon travail de poète, c'est que ces vers me parurent meilleurs que les miens, et que je n'écris que de la prose. Ils sont rares les poèmes que l'on n'a pas à détourner pour retrouver un sens moral ! Les Chants de Maldoror n'en font pas partie, voilà pourquoi ils vous ont plu. M. de Vigny m'a fait la politesse d'en lire les plus mauvaises pages, alors j'ai naturellement récité ses meilleures strophes. Vous connaissez mon goût pour les oppositions, et le dernier travail de ma vie, celui qui vous a chagriné, a été de retourner méthodiquement toutes les cocasseries de mon siècle pour les rendre meilleures à mes yeux. J'ai manqué de temps pour corriger mon texte. C'est trois fois dommageable, car si j'étais parvenu à achever ce projet de grande envergure, vous ne vous seriez pas donné la peine de me faire venir parmi vous et j'aurais eu autant de plaisir à ne pas vous voir que vous en auriez eu à ne pas me rencontrer. Vous avez, tels des pourceaux, goûté à Maldoror. Ce qui prouve qu'on peut être un adolescent terne et passer pour un génie auprès des écrivains de second ordre ; pour cela, il suffit de chanter le mal et la bêtise. Mon sacré bouquin n'a pas attiré sur terre le moindre intérêt, ce qui m'a d'abord attristé puis, en y réfléchissant, je me suis aperçu que s'il n'avait pas séduit, c'est que sa théorie était mauvaise et qu'il fallait la revoir, subtile inversion d'un esprit pragmatique. J'ai consciemment omis de répondre à votre question, M. de Nerval.

    Il y eut des rires, des moqueries et des visages consternés. Le jeune Ducasse s'était rembruni, attendant que chacun fasse silence. Il faisait tourner entre ses doigts les pierres serties de ses bagues et ses yeux, pareils à ses bijoux d’intrigant, roulaient d'impatience. Lui qui paraissait renfermé tout à l'heure, brûlait maintenant de parler. Au milieu de notre amphithéâtre débordant d'agitations passionnées, il se tenait là comme au centre d'un ouragan. Le marquis beugla trois syllabes et manqua de tomber d'apoplexie. Le bruit diminua, tel les piaillements d'un envol d'étourneaux. Il y eut enfin quelques raclements de gorge et les derniers bavardages cessèrent. Les détracteurs ne pipaient plus un mot, et ceux qui songeaient ou dormaient tout à l'heure, dans le fond de la salle, s'étaient redressés sur leur siège. Même M. de Sainte-Beuve, réveillé en sursaut, tendit une oreille. Ducasse parla enfin – lentement, sans accrocs. Les mots tombaient de ses lèvres avec aplomb. Je constatais que même les termes les plus rares et les plus précieux de son langage, et dont les finales sifflaient étrangement, s'élevaient dans l'air et finissaient par tournoyer dans mon esprit. Nul doute qu'on devait l'entendre jusqu'en haut de l'hémicycle et même au-delà, aux places lointaines et troubles des fantômes incertains de François Villon et Charles d'Orléans. Sa voix grêle et mesquine de tout à l'heure disparut derrière un accent bizarre et autoritaire qui prenait à l'Espagnol certains roulements de langue et au patois de Bigorre certaines inflexions étranges et traînantes. Tout compte fait, il chantait plus qu'il ne parlait. Il commença à brûle-pourpoint, en plein milieu d'une phrase et d'un raisonnement qu'il ruminait depuis un moment :

    – Alors, la Littérature est pire encore que je ne l'imaginais. Elle pousse comme un chancre sur le fumier des cervelles humaines. Vous tous, si je vous ai lu quelque jour du temps de mon enfance aux grelots d'argent ou aux âges terribles et graves de mon adolescence, ce n'est jamais qu'à cause, et je le répète, ce n'est jamais qu'à cause du terrible ennui que je vivais alors dans la maison paternelle où la seule distraction cachait ses anneaux concentriques dans la bibliothèque familiale qui me tendait ses volumes avec la sollicitude d'un ami ; ou, pire encore, sur les bancs aux planches somnifères de mon lycée. Encore aujourd'hui, alors même que mon corps livre un combat acharné contre la pourriture, mon esprit, ou plutôt ce qu'il en reste, cherche à vous convaincre, par le piège à rat perpétuellement ouvert de ma conscience, que la littérature est irrépressiblement détestable. Il n'y a pas une semaine, quand j'étais encore le parisien rangé et travailleur qu'il m'a plu d'être, je parcourais certaines de vos œuvres avec un empressement irrité. J'ai cherché en vous, mais en vain, un remède à mon malheur. Je n'ai pu trouver qu'un peu d'apaisement, et ce mot me répugne, qu'en écrivant moi-même. Il m'a fallu prendre le taureau de la colère par les cornes et diriger sa folie meurtrière contre ceux qui m'avaient si souverainement humilié. Ensuite, j'achevai de mes dix doigts strangulateurs vos œuvres qui condamnaient le système cérébro-spinal de vos lecteurs au double supplice du feuilleton fratricide et du poème ankylosé. Je fus tout à la fois le fossoyeur et le héraut de la poésie. Je le vocifère, avec cette voix qui tremble : « vous avez été de mauvais maîtres ! » Moi qui suis né à Montevideo d'une mère dont je n'ai rien su et d'un père qui s'est toujours comporté à mon égard avec la plus grande indifférence, je n'ai pas trouvé de famille en votre compagnie. Dès l'âge de treize ans, on m'a fait venir en France pour m'y enseigner l'ordre, la discipline, la morale, le devoir, la culture, les mathématiques, l'ennui studieux et les rudiments d'une religion au culte vermoulu. Je souffrais le martyre et quand je crus être sauvé par des amitiés particulières dont je tairai le véritable nom, elles me dégoûtèrent de moi-même et du genre humain. « Je ne serai jamais ce qu'on voudra de moi » : c'est ce que mes lèvres articulèrent devant la sidération de mon propre jugement. C'est alors que j'écrivis comme probablement on n'écrira jamais plus. Je pris du papier, blême comme le courage, et y jetai, dans la plus grande confusion possible, tous les cauchemars, toutes les passions, toutes les images qui s'enfonçaient résolument dans mon crâne depuis tant d'années. Je lisais du soir au matin sans jamais ressentir la fatigue, qui fut ma première victime, et je sortis victorieux de vous tous en vous assassinant de mon canif à douze lames dans mes contes somnifères. J'aurais mille fois fait mieux de continuer mon apprentissage du piano et quatre mille fois plus encore l'étude des sciences naturelles où la Providence m'appelait. En botanique, en ornithologie et en entomologie, la nature m'avait doté de dons exceptionnels. Je les ai bafoués pour rester fidèle à ma colère contre le Grand-Tout. Je n'avais aucun talent ni espoir de réussite dans les Belles Lettres, voilà pourquoi j'ai écrit : pour contredire le destin. Je me suis jeté dans les livres comme on se jette dans la mer gelée du pôle arctique où les baleines à bosses et les grands ours blancs se regardent du coin de l’œil. J'ai écrit pour ne plus être toléré, réussite que je n'avais pas espéré obtenir du premier coup. J'ai lu, beaucoup, mais sans rien comprendre. Connaissez-vous la sensation grisante d'absorber des volumes entiers ? J'engloutissais d'innombrables feuillets mais mon appétit ne connaissait pas de fin et je finis par tout rendre dans mon livre aux soixante-six vomissures. Je ne suis pas capable d'écrire un beau poème. Je ne sais pas ce que c'est que la cadence. Ma langue est bâtarde et sent le chien mouillé. Je n'ai pas rimé le moindre vers et l'alexandrin m’effraye au-delà de tout ce qu'on peut imaginer de terrible et d'infernal. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est le plaisir que me donne mon propre chaos. Il m'offre la joie des créateurs et me permet de défier les Hommes, l'Univers, Dieu ! Il m'a donné l'illusion du génie, le seul sentiment de satiété céleste qu'il m'a été donné de ressentir. Maintenant, vous me demandez d'éclaircir ce que vous voulez bien nommer une œuvre. Malheureusement, il n'y a rien à en dire. J'ai fait ce que vingt-quatre années de réclusion forcée dans la peau d'un homme m'ont inspiré. Je n'ai pas aimé cette vie-là et ne souhaite plus qu'on en parle ou qu'on m'invite à m'y replonger. Par cela seul je vaux plus que vous tous. J'ai dit, j'ai écrit que j'avais renié mon passé. J'y pensais encore sur mon lit, presque mort, dans la chambre de mon garni, seul, en face de mon anéantissement sublime. Si j'avais vécu plus longtemps, bien que pareille hypothèse me fasse lever les épaules jusqu'au ciel, j'aurais vécu la vie anodine de n'importe quel bourgeois que vous abominez partout dans vos œuvres. J'aurais trouvé du travail dans le quartier de la Bourse à Paris ou jusque dans les déserts d'Abyssinie, mais j'aurais reposé ma plume sur l'écritoire. Au seuil de ma courte vie, je n'avais plus que faire de la littérature (d'ailleurs, je m'étonne encore de protester contre elle) et, si je vous écoute, quoique je n'aie pas demandé à mes oreilles d'y pourvoir, vous me donneriez la vie éternelle dans votre royaume de l'abjection ? Rassurez-vous, ma dépouille reposera en paix puisqu'il a plu à la Providence de ne pas la laisser pourrir sur la coupole du Panthéon : Ironie saumâtre que le grand manitou n'a pas daigné m'offrir. Dites-vous bien que l'homme que vous avez devant vous n'est pas mort de maladie mais de vieillesse. Je vous assure, j'ai plus de quatre-cents ans. Par conséquent, je ne veux plus entendre parler d'Isidore Lucien Ducasse, qu'on écarte ce souvenir de mon visage auguste, ni du fantoche Maldoror qui a suffisamment fait de jongleries improbables et de cavalcades propres à désespérer le genre humain. Ma vie et les fruits blets qu'elle a portés sont de vieilles histoires sordides, qu'on n'en parle plus, ou bien qu'on me change en hippopotame. J'en ai désormais fini avec les hommes, et avec moi-même, car je me suis résolu à accepter mon lien de parenté avec cette espèce, quoiqu'il m'en ait beaucoup coûté. Quant à Dieu, je l'ai abattu d'un coup de revolver rue Castiglione. Vous connaissez la suite, ne priez pas pour moi. D'ailleurs, je n'ai aucune grâce à demander. Permettez-moi maintenant de me retirer. »

    Le silence qui suivit ce monologue fut douloureux et une immense tension dans la salle nous étreignit. Personne n'eut le courage d'ajouter un mot ou une remarque. Ducasse promenait son regard sur le parterre avec une grâce indécente. Enfin, le marquis, après s'être bruyamment éclairci la gorge, formula, les mâchoires serrées et en des termes insignifiants, sa décision d'accepter le refus motivé de Ducasse d'appartenir au Purgatoire. Il appliqua ensuite la mesure extrême de notre protocole : l'éteignoir. Il fit un signe à Vigny puis le plafond, qui n'était qu'une immense cavité, s'abattit sur l'auteur des Chants de Maldoror. Avant même que la poussière ne fût retombée, le marquis leva la séance. Je lui fis la promesse de ratifier les papiers ordonnant la destruction de tous les documents personnels d'Isidore Ducasse. Cependant, je ne fis aucune mention des derniers exemplaires des Chants de Maldoror qui, pour la plupart, se trouvaient en Belgique chez un libraire – lieu on ne peut mieux choisi pour s'y faire oublier. Il ne m'incombait pas de rappeler au marquis l'existence de ces quelques exemplaires qui, après tout, laissaient aux hommes et au destin le choix de décider à notre place de la postérité de cette œuvre. Si Ducasse avait renié son livre, Lautréamont n'avait peut-être pas dit son dernier mot. Je remis la lettre contenant la décision de notre conseil à un dresseur d'oiseaux qui la ficela à la patte d'un de ses messagers. Plus tard, vidant les cendres froides de ma pipe, je vis passer au-dessus du toit effondré de la grande salle, un angle aigu de grues volant puissamment vers un point indéterminé de l'horizon.

Charles Baudelaire, greffier pour le compte du P.O.E.M.
en ce vingt-quatre novembre mille-huit-cent-soixante-dix.

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