dimanche 24 août 2025

La Croix percée, premières pages (1/2)

 

 

    La légende un jour prendra la place de l’histoire.
Saint-Pol-Roux


    La Croix percée me fascine. Elle n’a pourtant rien d’un monument ou d’une œuvre d’art. Elle est en dehors de tout mouvement religieux ou artistique. Rien ne la rattache à la grande Histoire. On ne sait pas de quand elle date. Ce n’est même pas, à proprement parler, une croix. Sa signification est encore sujette à caution. Le patrimoine l’ignore, aucun organisme ne la protège. La Croix percée ne fait que subsister dans son coin, à quelques pas de chez moi. Perdue en pleine campagne, elle est tellement discrète qu’on peut passer devant sans la voir.
    Mais une légende circule à son sujet.
    Il n’en fallait pas plus pour que je sois sous son charme.
    Face à la Croix-Percée, face à son fût octogonal, face à son ouverture circulaire et vide, je me suis retrouvé face à moi-même.
    
    J’aime ce qui n’est pas regardé, ce qui reste dans l’ombre. J’ai le goût du bizarre et du curieux. Quand je découvre quelque chose de singulier, j’ai comme une décharge esthétique.
    À force d’être étudiée, photographiée, louée, une œuvre d’art vieillit et meurt. Le regard répété d’une foule de visiteurs finit par avoir raison d’un chef-d’œuvre. Sur ce point, l’architecture me semble être un des domaines de l’art le plus menacé. Ses productions, offertes à tous les passants, lassent vite. Quand je vais à Paris, je ne vois plus la ville, je vois toutes les représentations qu’on en a faites. Je la regarde avec les yeux des autres. Je suis aveugle.
    Ce que je recherche, c’est de la nouveauté ancienne. Il me faut de l’inédit mêlé au déjà-vu. Je veux déterrer, je veux exhumer, je veux du neuf qui soit poussiéreux. Au fond, je ne crois pas déroger à cette règle cruelle qui veut qu’on se détourne du connu, fût-il magnifique. Il en va des œuvres d’art comme de ces gens qui ont trop d’amis, on finit par s’en éloigner. « Pour plaire, il faut savoir déplaire », dit-on.

    Ce qui me touche dans la Croix percée, c’est sa solitude. Peu ont parlé d’elle.
    Je suis tombé dessus comme sur une pierre, une bille ou un porte-clé qu’on trouve par terre. Ces objets deviennent précieux parce qu’on les a vus, ramassés et mis dans notre poche. On va pouvoir imaginer les circonstances de leur perte, les oublier, les retrouver quelques jours plus tard et, peut-être, les perdre pour ne plus jamais y repenser.
    Je collectionne ce que plus personne ne veut. C’est en ce sens que je comprends cette citation de Rimbaud : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. »

    Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours été comme ça. Sans cesse à l’affût. Ce que je lis me pousse vers une autre lecture, un livre en chasse un autre. Mes passions sont des mobiles à l’équilibre précaire, un rien les met en mouvement. Il en va d’ailleurs des objets comme des lieux. Je vais le plus souvent dans des endroits étranges où personne ne va : friches, terrains vagues, bâtiments désaffectés. Ce sont des terrains constructibles pour le rêve. La magie les viabilise. À défaut d’en devenir le propriétaire, je m’y promène et les possède par l’imagination.
    Je lis les lieux comme dans un livre ouvert et, pour mieux les connaître, j’ouvre des livres qui les évoquent. Ce que j’ai lu d’eux, je le retrouve dans le paysage. Je me projette et leur rends ce qu’ils m’ont donné. Mieux, je les apprends par cœur. Je suis capable de réciter un lieu. J’en fais même des poèmes.
    Vient toujours un moment où je me rends compte que les lieux aussi m’observent. C’est un jeu de séduction. Nous nous apprivoisons l’un l’autre et je finis par avoir mon chez moi chez lui, et inversement.

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