dimanche 31 août 2025

La Croix percée, premières pages (2/2)

 

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    Je sais toujours comment bien m’entourer d’un lieu. C’est une espèce de don. Il finit par devenir ma propriété, mais une propriété intellectuelle. Quand je vais quelque part pour y rester un moment, j’ai la sensation de plonger en bouteille dans le sol et de m’enfoncer dans ses différentes strates de terre pleine de fossiles, de fondations, de racines, d’objets perdus que j’aperçois en rêve.
    Je veux connaître l’histoire du décor planté devant moi, dans son enceinte de murs et de rues. Je veux apercevoir un paysage aux personnages absents. Tous les endroits qui me sont chers se peuplent de silhouettes disparues.
    J’ai besoin de savoir qui m’a précédé il y a des décennies, des siècles avant moi. Je veux tout savoir d’un lieu. Y passer ne me suffit pas. Y vivre non plus. Regarder, contempler bien sûr, mais je voudrais en plus sentir le fil du temps qui passe.
    Je voudrais pouvoir démonter le paysage pour voir de quoi il est fait.

    La trace humaine n’est pas aussi solide dans le temps qu’un bon relief avec une source et sa rivière mais, avec l’âge, le territoire se reconnaît en vous par des chemins de traverse. Quelque chose vous rejoint, vous ne savez pas quoi. C’est la trace ancienne de celles et ceux qui sont passés. Avec un peu de pratique, vous finirez par voir monter, comme de grands spectres géométriques, les anciens bâtiments disparus : châteaux, fermes, granges, maisons et manoirs.
    Au bout d’un moment, ce qui nous environne écoute et se tait. C’est à celui qui parlera le premier.

    Vivre dans la profondeur d’un lieu demande un travail de lenteur et d’érudition. Il faut marcher en cornant les rues, griffonner du regard sur les murs pour écrire en grand, comme les immenses lettrines des enseignes de magasin. Il faut surtout imaginer très fort, imaginer à s’en casser la tête. Il m’arrive de m’immobiliser en pleine rue. Alors les maisons bougent, les routes s’élargissent au passage d’une calèche, entre deux rangées de voitures mal garées. Les trottoirs s’effondrent sur eux-mêmes et je salis mes chaussures dans la boue des vieux caniveaux. J’avance comme ça, le regard absent et l’œil tout au passé.

    Ce qui n’est plus me paraît toujours actuel et en mouvement. Les lieux demandent à être lus du début à la fin. Il ne faut pas seulement les parcourir. Il faut les deviner, et plus on devine, plus on remonte le temps.
    Les oiseaux ont leur perchoir naturel, la branche d’un tilleul, le dossier d’une chaise de jardin. Le chevreuil choisit le tronc d’un arbre où retirer le velours de ses bois. Le chat des voisins a son chemin quotidien. Le faisan et la faisane ont fait leur nid par terre dans un fourré. Des lièvres ont établi un petit campement dans un pré où ils viennent s’accroupir le soir. Ils regardent de profil les alentours, puis déguerpissent en bondissant. Dans le ciel, la buse dessine un même cercle qu’elle fait passer et repasser dans ses plumes. L’été, elle s’accouple dans les airs en dessinant des arabesques. Tous ces animaux ont un lieu qui leur est propre. C’est là qu’ils méditent en pratiquant les rituels de leur existence. Je voudrais comme eux saisir le territoire.

 

        À suivre...

 

dimanche 24 août 2025

La Croix percée, premières pages (1/2)

 

 

    La légende un jour prendra la place de l’histoire.
Saint-Pol-Roux


    La Croix percée me fascine. Elle n’a pourtant rien d’un monument ou d’une œuvre d’art. Elle est en dehors de tout mouvement religieux ou artistique. Rien ne la rattache à la grande Histoire. On ne sait pas de quand elle date. Ce n’est même pas, à proprement parler, une croix. Sa signification est encore sujette à caution. Le patrimoine l’ignore, aucun organisme ne la protège. La Croix percée ne fait que subsister dans son coin, à quelques pas de chez moi. Perdue en pleine campagne, elle est tellement discrète qu’on peut passer devant sans la voir.
    Mais une légende circule à son sujet.
    Il n’en fallait pas plus pour que je sois sous son charme.
    Face à la Croix-Percée, face à son fût octogonal, face à son ouverture circulaire et vide, je me suis retrouvé face à moi-même.
    
    J’aime ce qui n’est pas regardé, ce qui reste dans l’ombre. J’ai le goût du bizarre et du curieux. Quand je découvre quelque chose de singulier, j’ai comme une décharge esthétique.
    À force d’être étudiée, photographiée, louée, une œuvre d’art vieillit et meurt. Le regard répété d’une foule de visiteurs finit par avoir raison d’un chef-d’œuvre. Sur ce point, l’architecture me semble être un des domaines de l’art le plus menacé. Ses productions, offertes à tous les passants, lassent vite. Quand je vais à Paris, je ne vois plus la ville, je vois toutes les représentations qu’on en a faites. Je la regarde avec les yeux des autres. Je suis aveugle.
    Ce que je recherche, c’est de la nouveauté ancienne. Il me faut de l’inédit mêlé au déjà-vu. Je veux déterrer, je veux exhumer, je veux du neuf qui soit poussiéreux. Au fond, je ne crois pas déroger à cette règle cruelle qui veut qu’on se détourne du connu, fût-il magnifique. Il en va des œuvres d’art comme de ces gens qui ont trop d’amis, on finit par s’en éloigner. « Pour plaire, il faut savoir déplaire », dit-on.

    Ce qui me touche dans la Croix percée, c’est sa solitude. Peu ont parlé d’elle.
    Je suis tombé dessus comme sur une pierre, une bille ou un porte-clé qu’on trouve par terre. Ces objets deviennent précieux parce qu’on les a vus, ramassés et mis dans notre poche. On va pouvoir imaginer les circonstances de leur perte, les oublier, les retrouver quelques jours plus tard et, peut-être, les perdre pour ne plus jamais y repenser.
    Je collectionne ce que plus personne ne veut. C’est en ce sens que je comprends cette citation de Rimbaud : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. »

    Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours été comme ça. Sans cesse à l’affût. Ce que je lis me pousse vers une autre lecture, un livre en chasse un autre. Mes passions sont des mobiles à l’équilibre précaire, un rien les met en mouvement. Il en va d’ailleurs des objets comme des lieux. Je vais le plus souvent dans des endroits étranges où personne ne va : friches, terrains vagues, bâtiments désaffectés. Ce sont des terrains constructibles pour le rêve. La magie les viabilise. À défaut d’en devenir le propriétaire, je m’y promène et les possède par l’imagination.
    Je lis les lieux comme dans un livre ouvert et, pour mieux les connaître, j’ouvre des livres qui les évoquent. Ce que j’ai lu d’eux, je le retrouve dans le paysage. Je me projette et leur rends ce qu’ils m’ont donné. Mieux, je les apprends par cœur. Je suis capable de réciter un lieu. J’en fais même des poèmes.
    Vient toujours un moment où je me rends compte que les lieux aussi m’observent. C’est un jeu de séduction. Nous nous apprivoisons l’un l’autre et je finis par avoir mon chez moi chez lui, et inversement.

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dimanche 17 août 2025

Sonnet sur écoute : à Coco plage


 
À Sillé-le-Guillaume, au cœur de la forêt,
se trouve un lac aux ambitions de bord de mer.
Le ciel est nuageux, le vent secoue l’orée
des bois comme un ressac en clapotis de feuilles.

Un concert se prépare. On entend le tonnerre
instrumental de la sono et des balances.
Euphorique au contact du sable et de l’eau douce,
tout un chœur de baigneurs nage à cor et à cri.

La joie du jour se prête aux jeux du soir qui tombe.
L’air lourd se rafraîchit au rire un peu lointain
des passants qui s’en vont par bouffées de paroles.

L’atmosphère électrique est traversée d’éclairs
maternels qui foudroient l’insouciance enfantine :
« Eh ! Nora, sors de là t’as pas l’droit ! » C’est l’orage.
 
 

dimanche 10 août 2025

Logogriphe n°2

 



Sur mes six pieds, on me pratique au stade, 
La tête en moins, je suis un plantigrade.
 
 
 

[Le logogriphe est un poème énigmatique dont il faut trouver le mot par l'évocation de tous les autres mots que celui-ci comporte quand on lui retire une ou plusieurs lettres. Ce jeu littéraire était courant à la fin du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième. Il est ensuite tombé en désuétude, remplacé par la charade. Le logogriphe a son vocabulaire propre : les pieds sont les lettres du mot à trouver ; la tête signifie la première lettre de ce même mot et la queue, la dernière.]

 
 
 

dimanche 3 août 2025

Tant d'endroits, triolet

 



Tant d’endroits où j’aurais pu vivre
Où je vivrais, où j’eus vécu
Heureux, malheureux, riche ou pauvre
Tant d’endroits où j’aurais pu vivre
En rêvant la vie que je mène
Ici plutôt que là ; quand j’y pense,
Tant d’endroits où j’aurais pu vivre
Où je vivrais, où j’eus vécu.
 
 
 

Rurex

        Près de chez moi, il y a l’ancienne ferme de la Guitonnière. On y accède par un long chemin désaffecté où la vie sauvage explose. Ar...