lundi 10 avril 2023

Rue Lucifer, logorallye




    Liste : Lucifer → Boulangerie → Boudoir → Rose → Éclore → Jasmin → Verveine → Omnibus → Carnet → Fleurir → Dinosaure → Plaisanterie


    Rue Lucifer se trouve une boulangerie un peu vieillotte. La devanture est d'un jaune pisseux et la peinture s'écaille. La vitrine n'est pas plus engageante : des pâtisseries, qui tiennent plutôt du gâteau sec, et du pain mal fagoté dans sa panière d'un autre temps. Je ne vois jamais personne à l'intérieur, même le patron se tient caché dans son arrière-boutique.

    Ici, on n'a plus fait la queue depuis des décennies.

    Il n'y a que moi pour m'intéresser à la boulangerie de la rue Lucifer. J'entre. Je prends un croissant et m'installe au fond, dans une espèce de salon de thé aux faux airs de boudoir. À une époque, le papier peint a dû être rose. Son motif floral donne l'impression d'éclore dans les coins du mur où la tapisserie se décolle. La patron a regagné son antre après m'avoir servi un thé au jasmin, ou une verveine, difficile à dire, le sachet de l'infusion datait un peu.

    On entend les malaxeurs qui pétrissent le pain. Ce pain dont personne ne veut, pas même le patron qui suit de loin en loin la cuisson, indifférent. "De quoi vit-il ?" me suis-je demandé en fixant, le regard vide, un tourniquet rempli de brochures périmées : fliers de parcs d'attraction ou prospectus pour zoos, horaires de bus et d'omnibus, plan de la ville datant d'une bonne dizaine d'années quand le tramway qui la traverse aujourd'hui n'était encore qu'à l'état de projet.

    Comme si j'avais eu besoin de me donner une contenance dans ce lieu désert, j'ai ouvert mon carnet de poche. J'y ai écrit le début de ce texte puis je l'ai reposé sur la banquette fleurie et j'ai mangé mon croissant au-dessus de la soucoupe pour ne pas faire de miettes par terre. La viennoiserie était sèche, elle laissait de grands lambeaux de pâte feuilletée. À chaque bouchée, les pétales dorés au jaune d'œuf tombaient à gros flocons. Étant d'un naturel contemplatif, je les ai regardés de très près. Certains avaient des formes extraordinaires. Sur le bord de la porcelaine se découpait très nettement la silhouette d'un dinosaure, peut-être un stégosaure, il faudrait vérifier.

    Quand je suis parti reprendre mon train, je me suis aperçu que j'avais passé un moment agréable à rêver dans cette boulangerie. J'y retournerai un jour avec un ami. Je lui dirai que c'est une bonne adresse, guettant du coin de l'œil sa réaction et lui la mienne pour deviner s'il s'agit là d'une de mes plaisanteries.

4 commentaires:

  1. Oui, c'est l'un des 99 "Exercices de style" de Raymond Queneau. Cela change du traditionnel cadavre exquis. Pour y jouer à plusieurs, le mieux est de demander à chacun de noter deux mots sur deux petits morceaux de papier et de les placer au centre de la table pliés en deux. On demande ensuite à une main innocente de les piocher les uns après les autres et de les lire, pendant ce temps-là, tous les participants notent sur leur feuille et dans l'ordre les mots-étapes. Donnez-vous une heure pour écrire vos textes puis lisez-les à haute voix. (Tu peux aussi reprendre la liste de mon texte, mais tu risques d'être influencé.) Bon jeu à toi !

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    1. Une main innocente ? Je n'en ai pas sous la main, alors j'ai juste généré 10 mots aléatoirement. Très plaisant, il faudra que j'y joue à plusieurs !


      Conducteur → Crochet → Disque → Jeu → Crocs → Peau → Pyramides → Clin → Circuit → Taxi


      C’est la bizarre capitale d’un pays d’Europe de l’Est dont tout le monde ou presque a oublié l’existence. Il n’y a aucune raison d’avoir peur d’arpenter les rues — les locaux sont plus que las de la violence — mais depuis six mois, je marche moins, je l’avoue. Depuis que je suis riche, donc.

      Le conducteur baragouine quelques mots en anglais et fait un signe de tête vers l’extérieur. De l’autre côté de la fenêtre, devant l’entrée flamboyante de l’hôtel le plus cher de cet ex-bastion soviétique, la femme qui vit à mes crochets. Ma plus grosse erreur de nouveau-riche : avoir cru naïvement que, pour une raison ou une autre, j’étais tout d’un coup devenu séduisant. Je lâche involontairement un soupir — je crois qu’elle m’a vu. Je dis au chauffeur de m’attendre en lui tendant quelques feuillets de papier — il ouvre grand les yeux — et je sors du taxi. Mon regard est immédiatement attiré par le disque parfait de la lune qui s’élève encore au-dessus d’immeubles en toc dont la construction ne sera jamais terminée. C’est le moment parfait. Je distingue les cratères qui ponctuent l’astre ami. Une voix doucereuse me sort de ma contemplation ; alors, avec un sourire de façade, je replonge dans le jeu hypocrite.

      À l’accueil, impatient, je récupère le colis. Ça gigote, là-dedans. Une fois dans la chambre, je repousse poliment les avances de ma fiancée et je vais m’enfermer dans la salle de bain. J’ouvre la boîte. Le serpent est figé dans ce qui ressemble à une position d’intimidation et ses crocs blancs contrastent avec le noir obsidien de sa peau écaillée. J’avance ma main, prudemment, lentement — et il me mord. À cet instant, j’entraperçois les pyramides de béton gris, construites, m’a-t-on juré, par le vieux tyran dans l’espoir fou d’esquiver la mort. Et là, soudain, en l’espace d’un clin d’œil, je sais : je sais où les pyramides sont cachées, je sais comment m’y rendre, je sais quelles offrandes emmener avec moi. Le venin du serpent, c’est la connaissance.

      J’encaisse la douleur foudroyante et je fixe la créature, fasciné. Elle garde ses crocs fermement plantés en moi — quelques gouttes de sang vermillon émergent — et je l’observe s’enrouler sensuellement autour de mon bras et se glisser sous la manche de ma veste. Je me relève et je sors en trombe. Je dois avoir l’air possédé — je le suis sans doute — vu le regard qu’elle me jette. Eh bien soit ! Ce sera le dernier regard qu’elle posera sur moi, car enfin je m’apprête à quitter sans retour le circuit balisé, trop balisé. Tant pis pour l’ascenseur, je dévale les escaliers à toute allure avant de m’engouffrer dans le taxi, toujours garé là où je l’ai laissé. Je ne donne pas d’adresse au chauffeur, juste le nom de la montagne. Il me regarde un instant d’un air étonné, puis hausse les épaules et s’engage dans la circulation. Je ferme les yeux et concentre mon attention aiguisée sur la présence réconfortante lovée autour de mon bras.

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    2. Quelle imagination ! C'est réussi. Une suite de prévue ?
      Le logorallye est une contrainte douce qui permet de faire des ponts plus ou moins grands entre les mots-étapes, ce qui rend ce jeu littéraire très malléable.

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